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Et Lukas Greene sourit d’un sourire fragile, amer, mais triomphant, en disant :

— Et voilà l’homme qui prétendait qu’il n’y a pas pire au monde que d’avoir décidé de se vendre et de ne voir aucun acheteur se pointer ?

— Ce qui est censé signifier ?

— Tu veux savoir ce que ça signifie ? jeta Luke. Ça signifie que tu ne manques pas de souffle, et tu le sais aussi bien que moi. Un type assis à côté d’un copain et qui a l’aplomb de lui dire tout ça, sachant que ça ne lui rapportera rien, sachant que je sais que tu as raison, que tout ce que j’ai fait dans ma vie jusqu’à maintenant c’est pisser dans du vent… ça c’est un type que j’admire et que je suivrais ; un type que j’ai suivi, et que des millions de Noirs d’Amérique sont prêts à suivre. Merde, pourquoi ne pas l’admettre, Jack ? Tu es ce qu’il y a de plus près d’un Caucasien noir. Tu es un héros ici, un héros au Village, à Harlem et à Strip City et dans tous les putains de ghettos du pays parce que tu es le seul type qui se soit hissé au sommet rien qu’avec son cerveau et sa bouche, sans baisser froc, sans avoir besoin d’escalader un monceau de cadavres. C’est ton image de marque, vieux, et c’est toi qui l’as faite et qu’elle soit vraie ou fausse ça n’a aucune importance, parce que c’est ce que les gens veulent croire et que tu aimes bien qu’ils le croient. Et le nom de ce jeu, Claude, que tu le veuilles ou pas, c’est la politique.

Pensant à sa signature en trois exemplaires au bas des contrats de Howards, Barron répliqua :

— Moi, Rastus, j’appelle ça de la merde. Si je suis le Héros du Peuple, ça n’est pas très flatteur pour le Peuple en question… mais tout ça me fatigue. Je suis venu ici pour parler avec ce Franklin, et pas pour remettre en question les valeurs éthiques de l’univers. Tu as pu le trouver ?

— J’ai son adresse et son numéro de vidphone. J’enverrai une voiture le chercher tout à l’heure. Il vit tout près de la ville. Naturellement, tu loges chez moi ; vous pourrez y parler en privé.

Barron reluqua les somptueux bâtiments du Gouvernement qui se dressaient devant lui, puis se tourna pour contempler par la lunette arrière la pustule noire des bidonvilles qui s’étalaient comme une lèpre dans le paysage d’Evers.

Il faut que je retourne dans la rue, se dit-il. Je ne sais pas pourquoi, mais il faut que je le fasse. Pour leur montrer, à Luke, Sara, Howards, et même Franklin, pour leur montrer à tous. C’est ici que ça se passe, au niveau de la merde et du caniveau, c’est ici que se trouvent les cent millions de téléspectateurs recensés au sondage Brackett. Jack Barron retourne au Peuple… Sara jouirait dans son froc si elle voyait ça. Et pourquoi pas, après tout ?

— Excuse-moi, mon vieux, dit-il. Je ne suis pas encore mûr pour jouer au Bwana. Je préfère le rencontrer sur son propre terrain. J’irai le voir là-bas.

14

Rues nocturnes. Rues nocturnes de Harlem, Watts, Fulton, Bedford-Stuyvesant, East-East Village, Evers, rues moroses et brûlantes chargées de populace, d’odeurs de graillon de pisse de poivrots de came et de parfum bon marché ; bruits de nuit bruits feutrés ruelles inquiétantes du samedi soir (c’est toujours samedi soir à King Street). La Rue, unique artère de Lenox Avenue à Bedfort à Fulton St., sous-produit interchangeable de l’Amérique noire, rue de putains de camés d’infâmes bouis-bouis de boîtes à jazz et de boîtes à strip-tease ; fourgueurs furtifs au coin des rues mal éclairées, soûlauds, la Rue de la Désolation. Souvenirs à la chaîne d’une côte à l’autre qui donnaient l’impression à Barron d’être un pâle prédateur remontant sur la pointe des pieds la jungle noire de King Street, Evers, Nouveau Mississippi. Le Caucasien, l’Homme blanc, le chasseur et le pourchassé.

Il y a gros à parier qu’ici il n’y a pas de « Caucasien Noir » qui vaille, se dit Barron, qui avait l’impression qu’un millier d’yeux liquides étaient sur sa nuque, épiant le Cauc solitaire qui remontait la Rue, leur Rue – Hé ! Qu’est-ce que tu fous là, Homme blanc ? semblaient demander les panneaux des rues les junkies les femmes noires aux yeux couleur de prune les garçons à la démarche de panthère affûtant leur regard comme un Portoricain de New York affûte son surin. Va parcourir la Rue et dis-toi que l’Amérique ne connaît pas de problème racial. La lutte pour les Droits Civiques, oui, les putains la pauvreté les guerres, oui, mais jamais de problème racial ici, dans nos bons vieux États-Unis. L’esclavage peut-être, le lynchage, des émeutes, une révolution à l’état endémique, peut-être, je ne laisserais pas l’un d’eux épouser ma sœur, tous des enculés dégénérés, on devrait les renvoyer dans leur jungle africaine, peut-être, mais tout ça ce sont des problèmes sociaux, voyez-vous, nous n’avons aucun problème racial au Pays de la Liberté, Terre des Braves.

Les renvoyer dans leur jungle, pensa-t-il en hochant la tête. Celui qui dit ça, il ferait bien d’aller se promener du côté de Harlem, Fulton, Evers, et il verrait qu’il n’a pas besoin de les renvoyer dans la jungle, parce que c’est la jungle qui est en train de revenir à eux.

Bah… la jungle c’est pas forcément un mal, se dit Barron en embrassant du regard les visages errants le cinéma des rues, démarches fluides et cadencées joie sensuelle d’un junkie palpant sa dose, marchandage d’amour-danse nuptiale entre un grand type et une petite prostituée au regard de camée. C’est là que ça se passe en tout cas quand on est noir, à Strip City Greenwich Village Haight-Ashbury quand on est hip. Mais si vous n’êtes qu’un Cauc et un croulant, si la jungle n’est pas en vous, si vous n’avez pas descendu MacDougal St. à cinq heures du matin, jamais erré de porte en porte dans le quartier portoricain d’East Side, jamais eu les flics au cul, alors quand vous entendrez le tam-tam chanter dans les jungles d’Evers Harlem East Village versez-vous un autre whisky enduisez-vous de citronnelle et mettez un nouveau chargeur dans votre carabine parce que ce soir les indigènes sont énervés.

C’est pour ça que tu trottes dans la jungle, pour rencontrer Franklin à la Clairière au lieu de le convoquer comme un grand Bwana devant un gin tonic au Palais du gouverneur gardé par de fidèles askaris ? Tu préfères jouer à Tarzan ?

Qui sait ? Peut-être que tout ça c’est de la merde, mais peut-être aussi que de temps en temps il faut retremper le bonhomme dans sa jungle tribale, voir les fourgueurs au coin des rues, se colleter dans un bar, histoire de se refaire un sang nouveau. Tous ces Bwanas, ils ne connaissent pas ça, à part une fois tous les dix ou vingt ans peut-être – et ça, ça s’appelle la guerre.

Passé le pâté de maisons, il y avait un bar à la devanture opaque, décor crasseux de palmiers peints en vert sous une lune de fer-blanc, ciel de plomb, enseigne au néon ternie par la saleté annonçant : La Clairière. Et dehors, une vingtaine de types qui glandouillaient, trop paumés pour ne pas se faire éjecter de n’importe quelle boîte. Juste devant la porte, comme une garde d’honneur. C’était là qu’Henry George Franklin l’attendait.