Je n’aime pas tellement ça, se dit Barron, qu’un vieux réflexe avait fait se pencher en avant, la tête dans les épaules, les yeux captant le scintillement du néon. Ici, les Caucasiens noirs, je n’ai pas l’impression qu’ils connaissent.
Il sentit un écran de tension interface le séparer du groupe d’hommes noirs qui occupait l’entrée, marcha résolument devant lui sans regarder à droite ni à gauche pour ne pas avoir l’air de défier les regards qu’il sentait braqués sur sa nuque et qui lui demandaient : Hé, qu’est-ce que tu fous là, sale Cauc ? Puis telle une bulle d’air montant à la surface d’une eau glauque et tropicale, il émergea et se retrouva à l’intérieur.
Une vaste salle à la peinture crasseuse et écaillée (au plafond, de longues cicatrices marquaient l’endroit où des cloisons avaient été abattues pour faire de la place) s’étendait au bas d’un escalier de quelques marches ; jusqu’à mi-hauteur les murs livides étaient décorés de palmes efflorescentes ressortant comme des flammes vertes dans l’éclairage fluorescent qui donnait une couleur bleu cendré à l’océan de visages noirs.
Le côté opposé à l’entrée était occupé par un long comptoir noir au dessus de plastique bon marché, sans tabourets, derrière lequel on ne voyait ni bouteilles ni miroir, rien qu’une peinture phallique représentant des guerriers africains accroupis autour d’un feu tribal. Dans toute la salle on ne voyait pas un seul miroir.
D’où il était placé, Barron avait l’impression curieuse de contempler l’enceinte de la Bourse de New York : un océan de tables, pas plus de trois ou quatre chaises autour de chacune, moins de gens assis que debout, courtiers noirs la bouteille de bière à la main échangeant les dernières cotes ; chnouffe en baisse de trois quarts de point, neige en hausse d’un demi, biture inchangée désespoir croissant dans une conjoncture inexorablement en hausse.
Avant de descendre les marches, il essaya de repérer Franklin, sachant bien qu’il avait intérêt à fournir vite une raison pour sa présence à toutes ces têtes noires levées vers lui : Qu’est-ce qu’il fout là, ce Cauc ? Un junkie en manque ? Un pédé inconscient à la recherche d’un grand frère noir ? Un flic ? Au pays où tous les flics sont des nègres ? Un fédéral ? Il sentait la tension monter, les regards aiguiser leurs couteaux… il fallait faire quelque chose, et vite !
— Hé, Jack ! Pa’ ici, Jack Bawon !
Une voix de bistrot enrouée s’élevait à l’angle du comptoir et du mur. À travers la salle enfumée, Barron aperçut Henry George Franklin, assis seul devant une bouteille et deux verres, qui lui faisait de vagues signes de la main.
Barron ressentit une secousse en entendant son nom faire le tour de la salle comme une souris lâchée dans la foule. Ni murmure ni cris, juste une baisse de niveau sonore qui se propageait dans la salle tel un spectre de silence laissant dans son sillage des grappes d’hommes et de femmes noirs les yeux levés vers lui ; puis la salle entière parut se figer, en un moment de tension qui disparut aussi soudainement qu’il était apparu, et un grand Noir dégingandé qui se tenait juste au-dessous de lui lui adressa un sourire large de frère-hippy, sortit de sa veste une paire de lunettes fumées et la mit.
Et celui qui était à côté de lui l’imita, et un autre à son tour, et ainsi de suite. Par vagues successives. Par ondes concentriques. Dans un bruissement de tissu de verre et de plastique, les trois quarts des gens dans la salle, équipés de lunettes noires, levaient vers lui un regard d’obsidienne opaque, semblant quêter un signe de sa part tandis que l’instant restait en suspens.
Encore une invention de Luke ? se demanda Barron. Il m’a fait suivre jusqu’ici par sa claque ? Ou bien… se pourrait-il que tout ça soit réel ?
Il chercha dans sa poche (Je les ai laissées là exprès ?), sortit les lunettes fumées, les ajusta sur son nez et descendit les marches qui menaient à la salle de bar.
Et brusquement le brouhaha et les conversations reprirent et ce fut comme si Jack Barron n’avait jamais été là, comme s’il était invisible ou mieux, noir comme le plus pur d’entre eux. Le plus flatteur des compliments, mais froid et distant comme le sommet du mont Everest. Et Luke n’était pour rien dans tout ça, il en était sûr, c’était trop bien exécuté, trop simple, trop cool pour être autre chose qu’une réaction spontanée. Le Caucasien Noir…
Il se fraya un chemin à travers la salle enfumée – sans récolter d’autre attention qu’un clin d’œil par-ci, un sourire par-là – jusqu’à la table où l’attendait Franklin, qui lui versa une rasade de Jack Daniels au moment où il s’asseyait.
Barron prit le verre dans ses doigts et but à petites gorgées, étudiant le visage ravagé, bouffi d’alcool, la barbe de quatre jours, les yeux injectés de sang, les chicots jaunes, image type à travers l’écran interface des verres fumés des cent millions de paumés qui constituaient son public selon les récents sondages Brackett.
— Le gwand Cauc est venu jusqu’ici, dit Franklin d’une voix presque agressive. C’est-y pa cwoyable ! La gwande vedette Jack Bawon dans un endwoit comme ça !
— J’ai été vidé à coups de pied au cul de bouis-bouis plus minables, affirma Barron en finissant son verre d’un trait à moitié pour le réconfort, à moitié pour le geste.
Franklin l’observa avec attention de ses yeux non moins opaques que les lunettes que Barron portait encore, et déclara finalement en versant une autre tournée :
— C’est bien possible, Jack, c’est bien possible. Ouais… finie la gnôle à bon ma’ché pou’ Hen’y George Fwanklin. Wien que la meilleu’ qualité pou’ mon invité d’honneu’ et pou’ moi. Avec cinquante mille dolla’ on peut en acheter du bon whisky et des mauvaises femmes…
— Si nous parlions un peu de cet argent, Henry ? fit Barron, qui avait remarqué parmi ceux qui étaient assis à des tables voisines plusieurs regards inquiétants, mais dirigés plutôt vers Franklin que vers lui. Celui qui vous l’a donné vous a bien laissé un nom ?
— Et apwès ? grommela Franklin en emplissant à nouveau les verres. Je ne me souviens pas très bien, et ça n’a aucune impo’tance, pas vwai, Jack ? De toute façon, un type qui vous achète votwe fille, c’est sû’ment un cwiminel, et il donnewait un faux nom !
— Vous est-il venu à l’esprit que vendre votre fille pouvait également être criminel ? demanda Barron.
— Écoutez-moi, mon vieux Jack, on peut pa’ler d’homme à homme, n’est-ce pas ? fit Franklin en agitant mélodramatiquement son index sous le nez de Barron. Il y a deux so’tes de gens dans la vie : ceux qui ont quelque chose à pe’dwe et ceux qui n’ont wien à pe’dwe. Un Cauc qui se pwomène avec une se’viette pleine de fwic sous le bwas, il a sû’ment quelque chose à pe’dwe, il peut fai’ attention à la loi pa’ce que la Loi est de son côté, à moins qu’il ne fasse quelque chose de vwaiment stupide. Mais un pauvwe nègwe qui n’a qu’une vieille cabane et quelques a’pents de mauvaise te’ qui ne lui appa’tiennent même pas et une pauvwe gosse à nouwi’, qu’est-ce que la Loi peut lui appo’ter ? Depuis sa naissance jusqu’à sa mo’ la Loi est contwe lui pa’ce qu’il a la peau noi’ et qu’il est pauvwe et qu’il est allé en pwison une ou deux fois pou’ avoi’ twop bu ou pou’ s’êtwe battu ou pou’ avoi’ volé pou’ nouwi’ son ventwe. Quand on est pauvwe on ne peut pas fai’ autwement.
— Et comme cela, vous avez vendu votre propre chair, comme si vous étiez un marchand d’esclaves ? Je ne vous comprends pas, Franklin, ou plutôt je préfère ne pas essayer.
Franklin avala son whisky d’un coup, se versa de nouveau à boire et contempla d’un air morose le liquide ambré :