— Le Caucasien Noi’, qu’ils vous appellent… Elle est bien bonne, pa’ce que ça n’existe pas, un Caucasien Noi’… et comme cela, ça n’existe pas non plus. Essayez de vous mettwe à la place d’un pauvwe Noi’ qui n’a jamais wien eu pendant quawante-twois ans, qui a vécu de bons de l’État et de beu’ de cacahuètes, qui mettait de côté en un mois juste de quoi se saouler la gueule une nuit pou’ oublier qu’il n’était wien et ne sewait jamais wien, et que sa fille, qui lui mange la moitié de sa paye, ne vaudwait jamais mieux que lui, et un beau jou’ qu’il a un peu twop bu peut-être, un cinglé de Cauc vient lui mettwe sous le nez un paquet de billets de cent dolla’ en lui disant que tout ce qu’il demande c’est…
(Franklin s’interrompit, se mit à trembler convulsivement, eut un unique sanglot, avala son verre d’un trait, s’en versa un autre et le but aussitôt.) Écoutez, monsieur Bawon, reprit-il. Je vous ai dit tout ce que je sais. Peut-êtwe que j’ai mal agi – peut-êtwe que je suis un miséwable – mais je veux wetwouver ma fille ! Je ne veux pas la laisser à un cinglé de Cauc ! Je suis un miséwable, mais je veux ma fille… je wendwai l’a’gent s’il le faut… Je suis son pè’, et je n’ai wien d’autwe qu’elle au monde. Il faut que vous m’aidiez à wetwouver ma fille…
— D’accord, d’accord, fit Barron.
Les yeux suppliants, larmoyants, injectés de sang de Franklin étaient rivés à lui, les yeux d’un homme qui sait qu’il a mal fait mais qui ne veut pas l’accepter tout à fait, qui ne se voit pas en crapule ou en criminel mais en victime prédestinée du fait de sa peau noire, paumé congénital pris au piège d’un jeu truqué en noir et blanc. Son regard accusait Barron, lui-même, sa fille, l’acheteur de sa fille et l’univers tout entier, et il proclamait : « Ce n’est pas ma faute si je suis une ordure, c’est vous tous qui m’avez fait naître comme ça. »
— Je vais vous aider, dit Barron, je ne peux pas faire autrement. N’importe comment quand l’heure du choix arrive je suis bien obligé de me mettre de votre côté. Je ne sais pas ce que je peux faire, mais je vais m’en occuper dès ce soir. D’accord ? On va voir ce qui se passe quand on fait suer Jack Barron. D’abord, on va droit chez le Gouverneur, je veux qu’il mette tous ses flics sur la piste, qu’il passe tous ses dossiers au crible. Venez, foutons le camp d’ici.
Henry George Franklin fixa sur lui un regard de stupéfaction incrédule :
— Vous êtes séwieux ? Vous allez faiwe ça pou’ moi ! Vous allez me condui’ chez le Gouve’neu’ ? Lui di’ce qu’il doit fai’ !
— Tu parles si je vais lui dire ce qu’il doit faire ! (Cet enculé de Luke, il me doit bien ça pour le tour qu’il m’a joué aujourd’hui, qu’il fasse son boulot pour une fois ça l’empêchera de trop jouer avec ma tête.) Et de plus gros que lui feront ce que je dirai quand je serai de retour à New York !
Subitement, il se souvient de ce qui l’avait réellement amené dans le Mississippi : Benedict Howards. La première fois depuis près d’un mois que je passe une journée entière sans penser à cet emmanché, se dit-il. Mais toute cette histoire est liée à Howards, d’une façon ou d’une autre. Il m’a presque menacé de me faire la peau si je le rencontrais, il a peur que ce type ne m’apprenne quelque chose, mais quoi ? Le pauvre bougre ne sait pas distinguer son coude de son cul. Ça ne tient pas debout. À moins que…
— O.K., Jack, fit Franklin en se levant de sa chaise. Vous savez, pou’ une gwande vedette de la télé, vous êtes dwôlement O.K… Vous n’avez pas un tout petit peu de sang noi’ quelque pa’ ? Qui sait si vous n’êtes pas un vwai Caucasien Noi’, apwès tout ?
Au-dehors, King Street avait franchi la ligne de minuit ; les activités déclinaient : camés ayant eu leur dose ou leur crise, maisons d’abattage au rythme ralenti, poivrots cuvant leur vin dans une flaque de vomi, paniers à salade ramassant les feuilles mortes humaines. Un brouillard londonien fait de fumée de haschisch, de graisse rance, de bière répandue et d’urine de poivrot recouvrait les immeubles, les caniveaux, les ruelles, d’une mince pellicule poisseuse.
À ses côtés, Henry George Franklin marchait silencieusement, la tête rentrée dans les épaules, comme un poivrot après l’euphorie, ramené ivre mort au violon ou pissant dans son froc au coin d’une ruelle obscure. Il en avait fait assez pour ce soir, et jusqu’à l’aube blême il remettait son sort entre les mains des dieux. Et Barron, gagné par la contagion, pensa : cette histoire de fous, la coller à Luke et ne plus y penser. Que puis-je faire d’autre ?
Il parcourut des yeux la rue à la recherche d’un taxi. Rien d’autre en vue qu’un panier à salade, un camion en stationnement et deux vieilles bagnoles modèle 1970. Réflexe new-yorkais, il commença à remonter la rue, et puis, dans une rue comme ça, il ne se voyait pas planté là sans rien faire. Franklin suivait sans protester, zombi au regard vitreux.
Il avait parcouru une centaine de mètres lorsqu’une brusque illumination le frappa. Quelque chose n’allait pas. Un picotement à la nuque le fit ralentir et se retourner…
Comme une gifle en pleine figure, dans une pétarade de feux d’artifice, une guêpe de métal invisible déchira l’air à ses oreilles et une poubelle en fer qui se trouvait entre lui et le mur d’un immeuble voisin explosa dans un jaillissement de débris gris et de peaux d’oranges mouillées.
Barron plongea à plat ventre sur le trottoir, les bras repliés à hauteur de sa tête, et se laissa rouler derrière une voiture en stationnement tandis qu’une nouvelle détonation éclatait, suivie d’un gémissement sourd et écœurant. Il vit Henry George Franklin plié en deux, s’agrippant le ventre. Puis une troisième balle fracassa le crâne de Franklin et l’envoya heurter le trottoir en arrière comme un pantin sanglant et désarticulé.
De l’autre côté de la rue, des gens accouraient en criant, débouchant d’une ruelle adjacente, et il vit un type ajuster posément le canon scié d’un fusil à lunette sur le couvercle rouillé d’une poubelle derrière laquelle il était accroupi.
Un éclair de fumée, et une balle fit explosion à travers deux vitres de voiture, ricochant sur le mur derrière Barron et crevant le pneu juste à côté de sa jambe dans un sifflement d’air expulsé et une pluie de verre granulé. Nouvelle pétarade, et la carrosserie fut ébranlée à deux reprises contre sa joue tandis que la balle transperçait le double revêtement de métal de la portière opposée à celle où il était blotti, et se perdait dans celle-ci.
Au bas de King Street, deux flics arrivaient en courant tandis que le panier à salade faisait une marche arrière saccadée en actionnant lugubrement ses sirènes.
Un fracas métallique, et le tueur s’enfuit dans la ruelle en renversant la poubelle d’un coup de pied.
Barron se releva. Son pantalon était déchiré aux deux genoux et il saignait légèrement. Il tremblait violemment. Cinq balles, en autant de secondes, les cinq premières qu’il ait jamais affrontées.
À deux mètres de lui gisait Franklin, une flaque de sang à hauteur de l’estomac, la tête transformée en une bouillie de sang méconnaissable. Barron vomit, se détourna et vit un policier courir vers lui, et c’est seulement à cet instant qu’en un éclair d’adrénaline la réalité se fraya un chemin à travers le circuit retardateur de son esprit.
Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! La première balle était pour moi ! Si je n’avais pas bougé au bon moment j’étais mort… un tas de viande en décomposition… quelle différence, si ce n’est qu’il m’a raté. Et il n’avait pas l’intention de me louper, l’enculé. Après avoir eu Franklin il est revenu à moi, l’enfant de putain voulait vraiment ma mort, Oswald-Ruby-Sirhan assassin détraqué… image d’un homme ajustant posément sur un couvercle de poubelle un fusil au canon court, engin d’acier ultra-précis, ultra-puissant, à tir rapide, pas un 22 long rifle acheté par correspondance, pas un Manlicher-Carcano. Un outil de professionnel.