— Qu’est-ce que c’est que ce « quelque chose de mieux » dont vous parlez ? demanda Morris.
Et son regard trahissait l’assurance tranquille qu’il avait de pouvoir manœuvrer à coup sûr ce conard de Barron qui ne voulait même pas être Président au départ. Tu parles d’une aubaine ! Et Luke et les autres avaient la même expression radieuse sur leur visage.
— Ça ne vous regarde pas pour l’instant. C’est en train de prendre forme. Si je n’ai pas besoin de votre aide, rien ne me forcera à me présenter. Et si j’en ai besoin, ne vous inquiétez pas, tout le pays saura pourquoi. Tout dépendra de ma prochaine émission. Disons que si je déclare la guerre à Howards je veux que vous soyez derrière moi pour veiller à ce que les commanditaires ne se défilent pas, que Bennie ne puisse exercer assez de pressions sur le réseau pour qu’ils me laissent tomber et que la F.C.C. se tienne tranquille de la même façon.
« Voyez-vous, la seule chose qui puisse m’inciter à me présenter, c’est que j’aurai peut-être besoin de vous pour sauver Bug Jack Barron. Croyez-le ou pas, messieurs-dames, mais cette émission c’est tout ce qui compte pour moi et je n’ai pas envie de la sacrifier pour de vagues espoirs accrochés au bout d’un bâton. Le show-business, il n’y a que ça de vrai.
— Le show-business ! lança Luke. On lui parle de la Présidence des États-Unis et il nous sort le show-business !
— À votre place je serais ravi de m’entendre parler comme ça, dit Barron avec un sourire grinçant. (Autant mettre les points sur les i puisque ces conards font semblant de ne pas comprendre.) Et d’abord, pourquoi tenez-vous tellement à ce que je me présente si ce n’est justement parce que j’appartiens au show-business ? Être Président c’est une chose et être candidat c’en est une autre. Des tas de types qui excelleraient au pouvoir sont minables comme candidats. Et vice versa. Eisenhower n’a-t-il pas battu Stevenson ? Et si je n’avais pas raison, croyez-vous que Morris accepterait de me toucher même avec des pincettes ? La politique ce n’est pas mon rayon et je n’ai aucune qualification pour être Président. Voyez un peu l’aubaine pour des types comme vous si vous réussissiez à me faire élire – vous n’auriez plus qu’à déterminer entre vous qui tient le gouvernail, et en ce qui me concerne ça ne me fait ni chaud ni froid. Mais si j’ai besoin du Grand Old Party pour m’aider à conserver mon gagne-pain, alors je vous promets de me boucher le nez et d’être le meilleur foutu candidat sur le marché. Briguer l’emploi numéro un dans notre sacrée Amérique, c’est du show-business sur toute la ligne. Rappelez-vous Ike, rappelez-vous Reagan, rappelez-vous J.F.K. Et ne médisez pas du show-business, mes enfants, que vous le sachiez ou pas c’est votre meilleure arme. Alors, qu’en dites-vous, Morris, vous soutenez mon jeu si je soutiens le vôtre ?
On croirait qu’ils viennent de tomber dans un trou, se dit Barron sans même chercher à cacher son sourire de garnement satisfait. Les junkies de pouvoir, le meilleur moyen de les asseoir sur le cul, c’est de parler directement à la guenon en ignorant le bonhomme. Même entre eux ils n’osent pas s’avouer ce qu’ils sont et ils se trouvent sans ressources dès qu’ils ont affaire à quelqu’un qui n’a aucune raison de faire comme si l’Empereur ne se baladait pas à poil.
Et voilà pourquoi, comprit-il soudain, un margoulin comme Howards, qui ne brille pas particulièrement par ses qualités intellectuelles, peut les acheter et les vendre comme des voitures d’occasion. Il n’est pas plus doué qu’aucun d’eux, il est simplement un peu plus salaud, et il n’a pas de façade à préserver. C’est un junkie de pouvoir, mais c’est aussi le plus grand fourgueur du quartier, et tous les junkies n’ont qu’à dire amen. C’est pourquoi je fais ce que je veux de lui : il sait que sa came ne prend pas sur moi.
— Entendu, répondit finalement Morris. À mon avis vous êtes complètement dingue, mais pourquoi pas après tout ? Si vous vous présentez nous serons obligés de couvrir votre émission de toutes les façons – et vous aurez à malmener Howards. Alors c’est d’accord, Barron.
À côté de lui, Barron entendit Luke pousser un soupir de triomphe. Désolé pour toi mon pauvre vieux, pensa-t-il en disant :
— Une minute, je n’ai pas encore accepté. Vous avez de la concurrence, vous savez – celle de Benedict Howards par exemple. Maintenant que votre position est claire, avant de faire le grand saut je veux voir ce qu’il a à me proposer.
— Qu’est-ce qu’il peut vous offrir de mieux que la Présidence ? demanda Morris.
— Croyez-moi, dit Barron avec un sourire, vous ne me croiriez pas si je vous le disais. Je ne sais même pas si je le crois moi-même. Mais mettez-vous devant votre poste mercredi, et vous aurez la réponse. Je vous promets que si je décide de marcher avec vous vous aurez la réponse à toutes vos questions. Vous verrez la plus belle émission de télé en direct depuis que Ruby a tué Oswald.
16
— Et si vous me disiez plutôt, miss Westerfeld, ce que vous avez fait pendant ce temps ? fit Jack Barron en ôtant sa sportjac et sa chemise et en envoyant rouler ses chaussures dans un coin tandis qu’il appuyait sur un bouton de la console murale pour ouvrir les parois vitrées coulissantes de la terrasse.
Une froide bouffée d’air pur (à cette heure matinale et au vingt-troisième étage) secoua la semi-torpeur du voyage en avion et il sortit le torse nu sur la terrasse, suivi d’une Sara frissonnante de froid et mal réveillée.
— Mais je t’ai seulement demandé ce qui s’est passé à Evers ! fit-elle d’une voix humiliée.
Barron haussa les épaules, grimaça un faible sourire et la serra dans ses bras, autant pour la réchauffer que pour se réchauffer lui-même.
— Il faudrait trois heures pour te donner les détails, mais voilà à peu près ce qui s’est passé. À ma descente d’avion, Luke est là pour m’accueillir en fanfare avec la presse au grand complet et tout un putain de cinéma. Après ça je rencontre Franklin et j’apprends que quelqu’un a bien acheté sa fille mais ce n’est pas tout, quatre autres gosses sont portés manquants à peu près dans les mêmes circonstances et en remontant aux sources je trouve Benedict Howards. Je file à la Plantation de Luke où Morris, Woody Kaplan et Deke Masterson m’attendent pour me faire le coup du Complot-dans-la-salle-enfumée, je déconne un moment avec eux, je saute dans l’avion et me voici en direct en couleurs vivantes. Satisfaite ?
— Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, fit Sara avec conviction. On dirait que quelque chose… quelque chose de terrible vient de t’arriver. Comme si… Jack, pour l’amour du ciel, dis-moi la vérité !
Barron contempla la ligne d’horizon de Brooklyn et de l’East River, claire et pure dans le matin comme une foutue carte postale en technicolor. Encore deux heures au plus, pensa-t-il, et l’air va s’emplir des miasmes de mille milliards de tonnes de saloperies de toutes sortes, et le fleuve va se mettre à puer comme un cloaque immonde et toutes les cheminées vont entrer en action. On se demande ce qu’ils fabriquent dans toutes ces putains d’usines. De la merde, probablement. Comme disait je ne sais plus qui : « Il ne fait aucun doute que la présence de l’Homme sur la Terre ne soit l’aboutissement le plus parfait et le plus efficace d’un processus évolutionnaire tendant à transformer le plus possible d’aliments en merde. » Et pour ce qui est d’être dans la mouscaille, on peut dire que je suis servi ! Alors tu vas tout dire à la petite dame, Jack, baby, parce que la prochaine fois elle pourrait très bien se trouver dans la ligne de tir.