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— Simple mesure de précaution. Quand on a à garder un million d’années, on a intérêt à se montrer prudent. Mais ne vous en faites pas, quand vous vous réveillerez immortel vous comprendrez ce que je veux dire.

Ce que ça signifie de se réveiller chaque matin de respirer l’air en sachant que ça durera l’éternité aussi longtemps que vous serez dans vos quatre mille hectares à l’abri des assassins membres du Congrès Président projet de loi d’utilité publique maintenant à distance le cercle noir qui s’estompe, à l’abri derrière les murs inexpugnables du pouvoir en sécurité pour l’éternité enfermé à double tour derrière une barrière de montagnes infranchissables.

Tu sauras ce qu’on a à perdre quand on est immortel, Barron. Tu sauras ce que c’est que d’être un larbin aux ordres de Benedict Howards, pouvoir de ce que je décrète vie éternelle contre mort éternelle livré six pieds sous terre aux asticots nègres éviscérés becs de plastique pénétrant dans ton nez ta gorge ricanant pendant un million d’années perdues rien que ma bouche close entre toi et le cercle noir qui s’estompe et ta bouche close entre la mort et moi mais elle sera close à jamais, cet enregistrement c’est la chaise électrique pour toi et pour moi chairs calcinées testicules comme des prunes fripées… toi et moi nous sommes liés pendant le million d’années à venir.

Et le cercle noir qui s’estompe et qui nous tient est toujours là pour être repoussé par quatre mille hectares de montagnes infranchissables, Congrès, Président, silence… et il nous attend avec ses tuyaux de plastique ses bassins grouillants d’asticots ses fluides vitaux drainés goutte à goutte… mais personne n’aura Benedict Howards, les assassins à la chaise électrique Nègres éviscérés roulant des yeux de peur n’auront jamais la force de refermer sur moi le cercle noir qui s’estompe, non, jamais… jamais… Jamais ! Je repousserai le cercle avec mon pouvoir de vie et de mort ! Jamais… Jamais… Ils ne m’enlèveront jamais l’Éternité !

Il s’aperçut que Baron le dévisageait bouche bée, et que dans son regard se lisait un mélange de crainte, de confusion et d’horreur. Seigneur, de quoi dois-je avoir l’air ? Il faut que je me contrôle… savoir voir les choses de loin, de très loin… Un million d’années d’amortissement ! Oui, reprends-toi, tu n’as rien à craindre jamais le cercle noir cancéreux de Négrillons éviscérés condamnation à la chaise électrique ne t’enlèvera…

Il entendit sa propre voix, étrangère pâle et croassante crier :

— Conduisez-le à la salle d’opération ! Emmenez-le ! Emmenez-le ! Jamais ! Jamais ! Ils ne me feront pas mourir… cercle noir qui s’estompe… tu ne gagneras jamais… Je te tuerai ! Tuerai ! Je ne mourrai jamais !

17

Pistolets le long d’un corridor blanc… montagnes vertes se profilant derrière les draps sentant l’éther… plafond citron… ombres feutrées de la lumière du jour faisant place à l’éclat bleuté et fluorescent du bloc opératoire… pistolets des gardes qui retendent sur la table roulante dans la tiédeur d’un oreiller douillet… aiguille de penthotal d’indifférence somnolente… mouvement de la table qui roule sur un fond de montagnes flottantes… blouses blanches et froides de docteurs blancs et froids… infirmiers mélangeant des liquides… acier impersonnel des bistouris bleuis par le scialytique… tampons d’ouate dans la tiédeur du lit montagnes ombrées flottant au plafond… odeur d’hôpital mêlée aux senteurs de pins… aiguille instillant le sommeil au creux de son bras… Et derrière lui il sentit les vibrations d’une autre table roulée sur le théâtre des opérations (Sara ?) dans une semi-conscience faite d’indifférence-incapacité de bouger ses membres… les blouses blanches… le scalpel électrique… éclat bleuté de l’acier contre la blancheur des draps plafond citron montagnes froides, vertes… euphorie de l’anesthésie léthargie du réveil… odeur d’éther senteur flottante des aiguilles de pins docteurs citron…

Ensuite (quand ?) le chaos devint le souvenir d’un moment du passé et Jack Barron se réveilla, rétrospectivement conscient d’un interminable séjour à la frontière interface de la veille et du sommeil, images du passé préopératoire brouillées dans le présent postopératoire comme si l’instant insaisissable de la transition se trouvait prolongé de dix mille années. Mais il avait maintenant pleinement conscience qu’il était :

Allongé dans un lit d’hôpital, la tête au creux d’un oreiller douillet les yeux fixant le vague d’un plafond citron, à sa gauche une longue baie vitrée donnant sur les montagnes Rocheuses et l’odeur des pins filtrait à travers l’écran thermique frémissant qui empêchait la brise froide des montagnes de pénétrer.

Zut, se dit-il, quel jour sommes-nous ? Combien de temps suis-je resté inconscient ? Aucun calendrier dans la chambre aux murs blancs et nus, rien que le lit et une petite table d’hôpital, même pas une montre. Et s’ils m’ont mis en sommeil artificiel, ce qui est probable, pas moyen de savoir combien de temps ça a duré.

Des souvenirs affluèrent confusément dans son esprit. Ces gorilles armés m’ont conduit à la salle… Non, une seconde, ils ont commencé par me conduire ici, ils m’ont allongé sur une table roulante et m’ont fait une piqûre, et j’étais déjà à moitié inconscient quand ils m’ont conduit à la salle d’opération. Puis ils ont amené quelqu’un d’autre – sans doute Sara – la dernière chose dont je me souvienne. Sara doit être immortelle elle aussi maintenant…

Immortel ?… Je ne me sens pas différent, tout au moins je ne le crois pas. Se concentrant sur son corps, Barron sentit un léger tiraillement dans ses muscles abdominaux, un élancement à peine perceptible dans son dos et une impression de faiblesse somnolente pareille à ce que l’on éprouve au lit après une nuit pénible. Pas différent, vraiment, je me sens toujours moi, rien de plus.

Est-ce qu’il y a quelque chose de différent ?

Barron tendit tous ses sens, essayant de se rappeler comment il avait toujours ressenti son corps, comme quelque chose dont on n’a pas conscience, sauf si on est vraiment fatigué ou malade. Mon imagination, parce que je le cherche, ou bien est-ce que vraiment je me sens différent ? Difficile à dire. Je ne me sens pas malade. Un peu faible des suites de l’opération, quoi que ce soit qu’on ait pu me faire, peut-être, mais pas de pouvoir surhumain genre vision aux rayons X, ça c’est sûr. De la faiblesse, oui, mais d’une drôle de sorte, presque trop bonne, comme si j’allais pouvoir me lever et faire un mille mètres… ou est-ce de penser que je suis peut-être immortel qui fait que je me raconte des histoires ?

Immortel… mais merde, comment savoir si on est immortel ou pas tant qu’on n’a pas vécu deux cents ans ? Aucune raison de se sentir soudain différent. En réalité, je suppose qu’on doit rester le même, jeune et fort comme au commencement, quand on passe le cap des quarante, soixante-dix, cent ans… ce qui change, sans doute, c’est qu’on ne doit jamais sentir de différence. Quarante ans, cent ans, deux cents ans, on se sent toujours le même, et ce changement-là on ne s’en aperçoit qu’après qu’il ne s’est pas produit.

Immortel… Aucune raison de sentir le changement, ils pourraient aussi bien vous dire que c’était pour vous enlever votre appendice, et vous ne le sauriez même pas…

Hé, suis-je pour de vrai immortel, ou bien toute cette histoire n’est-elle qu’un bateau ? Comment faire pour savoir, alors que tout ce que j’ai c’est la parole de Bennie. Ils m’ont peut-être monté une mise en scène pour me calmer, je ne peux pas savoir, tout ce qui est sûr c’est qu’on ne peut pas faire confiance à Bennie. Mais perdant ou gagnant, de toute façon les jeux sont faits et ça ne change rien. Dès que je rentre à New York je m’occupe de lui. À ma prochaine émission je le finis pour de bon… j’ai ces bandes en lieu sûr comme garantie de partir d’ici vivant, immortel ou non, et peut-être…