Mais qui sait ? Howards a changé, ça ne fait aucun doute. Plus le temps passe et plus il est paranoïaque. En fait, toute cette foutue Fondation repose sur une idée paranoïaque. Et plus Howards a de l’argent, plus il a de temps à vivre, plus il chie dans son froc à l’idée de perdre tout ça. Ce qui l’amène exactement où je voulais qu’il soit.
D’accord, mais pourquoi Bennie est-il persuadé que c’est lui qui m’a amené là où il voulait ?
Drôle de merdier… Mais soudain une illumination glacée le traversa : Howards avait été prêt à faire n’importe quoi pour le rendre immortel. Et maintenant il est arrivé à ses fins. Il m’a eu ? Mais comment ? Il ne peut plus me toucher maintenant, et je crois le tenir dans le creux de ma main. Le traitement… oui, il est entré en transe chaque fois que j’ai abordé ce sujet devant lui. Et maintenant qu’il est en train de tout m’expliquer, je ne l’écoute même pas ! Une chose est à peu près certaine en tout cas : ce traitement, quel qu’il soit, ils me l’ont fait subir. Mais écoute, bougre de con, écoute-le ! N’est-ce pas pour cela que tu es venu ?
— Un homme a l’âge de ses glandes, expliquait Benedict Howards. Si vous pouviez conserver l’équilibre hormonal que vous aviez étant gosse, vous ne cesseriez jamais de grandir… Non, c’est le contraire, je pense… ou plutôt… mais ce n’est pas ça qui est important. Le fait est que vous n’êtes jamais plus vieux que vos glandes. Dans une certaine mesure, les glandes d’un gosse empêchent son corps de vieillir. Son anabolisme excède son catabolisme, ou quelque chose comme ça. Enfin, quoi qu’il en soit, au moment où le processus s’inverse vous commencez à vieillir, à vous rapprocher de la mort, du cercle noir… D’après ce qu’ils m’ont dit, normalement un être humain est toujours soit en train de grandir soit en train de vieillir, jamais au milieu, selon l’équilibre de ses glandes. C’est comme une horloge à minuit tapant. Entre un coup de balancier et le suivant, vous changez de jour. Un coup vous grandissez, un coup vous vieillissez. Continuez à grandir, me disent-ils, et tôt ou tard ça finira par vous tuer. Je n’ai pas très bien compris pourquoi… mais quoi qu’il en soit, au moment où vos glandes dépassent cette ligne, quelque part entre treize et dix-neuf ans paraît-il, c’est là que vous commencez à mourir. Vous saisissez, Barron ? Vous comprenez ? L’immortalité est dans le coup de balancier.
— Balancier… balancier…, répondit finalement Barron. C’est le vôtre qui est détraqué, Howards.
— Vous êtes vraiment bouché, Barron. Vous ne comprenez pas ? Si c’est exactement mardi minuit, et si vous arrêtez l’horloge au moment précis où mardi finit et où mercredi n’a pas encore eu le temps de commencer, vous êtes coincé au milieu. Ni en train de grandir ni en train de vieillir. C’est ce que Palacci appelle « l’équilibre homéostatique endocrinien ». Arrêtez l’horloge entre deux battements et vous avez l’immortalité. C’est ce que nous avons découvert : le moyen d’équilibrer les glandes. Vous et moi, Barron, nous avons des glandes qui resteront toujours jeunes. Nous sommes immortels ! Immortels !
Ce serait presque convaincant, se dit Barron en fouillant ses souvenirs de deux trimestres de biologie à Berkeley. « Anabolisme plus catabolisme égale métabolisme. » Cette formule obscure issue de quelque vieux mémento jaillit à la surface. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Le métabolisme est une sorte de compte en banque biologique : l’anabolisme représente la croissance, et le catabolisme l’usure… ou bien tout le contraire ? N’importe comment, chez un gosse la croissance est supérieure à l’usure de sorte que le compte est créditeur. Et chez un adulte c’est l’inverse ; vous êtes débiteur, donc vous commencez à mourir. Oui, mais si vous pouviez être juste entre les deux, et rester comme cela indéfiniment, vous seriez immortel, d’après ce que dit Howards ! Ce serait ça, l’immortalité, un réglage des glandes analogue au réglage de l’allumage par le mécanicien ? Mais comment procèdent-ils ?
— Je crois que je commence à saisir maintenant, Bennie. Mais je serais curieux de savoir comment vos hommes s’y prennent pour… trafiquer toutes ces glandes ?
Howards lui jeta un drôle de regard et les mots glacés qu’il lui répondit sonnèrent d’une façon curieusement obscène :
— Des radiations. Beaucoup de radiations. Une dose massive émise pendant deux jours.
Barron eut un frisson. Des radiations – un mot maléfique, comme le cancer. Une dose massive pendant deux jours ! Mais cela signifie…
Howards se mit à rire :
— N’ayez pas peur, Barron, vous n’allez pas en mourir. Je n’en suis pas mort, et j’ai subi exactement le même traitement que vous. Mes hommes ont découvert une particularité de certaines radiations : À dose élevée et mortelle, elles sont capables de stabiliser les glandes, si on les prend assez jeunes, à ce fameux point d’équilibre homéostatique…
— Mais toutes ces radiations… quel effet ont-elles sur le corps humain ?
Howards fit la grimace, et son regard devint vitreux comme s’il se projetait un film porno sur quelque écran à l’intérieur de sa tête. Il murmura quelques paroles incohérentes où il était question de Nègres, puis parut sortir de son hébétude au moment où les gardes s’immobilisaient devant une porte d’acier.
— Je ne l’ai jamais vu moi-même, mais il paraît que c’est quelque chose d’horrible, fit-il. Les chairs pourrissent et se désagrègent, et le corps entier devient le foyer d’un million de cancers… mais les glandes restent intactes, si les toubibs calculent bien leur coup. Mieux que…
— Espèce de cinglé ! hurla Barron, qui faillit sauter à la gorge de Howards mais s’arrêta net lorsque les gardes sortirent leur pistolet.
— Ne vous excitez pas, Barron ; je n’ai pas dit que vous aviez été irradié, dit Howards en caressant le bouton de la porte d’acier. (Il sourit :) Je vais vous montrer maintenant pourquoi nous nous portons tous les deux à merveille, et cela pour l’éternité, et aussi pourquoi vous êtes à ma merci. J’ai dit que vous aviez des glandes qui resteraient jeunes, qui vous garderaient jeune pour l’éternité… mais je n’ai pas dit que c’étaient vos glandes ! (Et avec un regard de démence bestiale, Howards ouvrit la porte.)
À première vue, le spectacle qui les attendait derrière la porte de fer était celui d’une section d’hôpital tout à fait normale : Une grande salle étroite, avec une allée centrale séparant deux rangées d’environ douze lits chacune disposée perpendiculairement aux deux murs. À l’extrémité opposée de la salle se trouvaient une série de pupitres électroniques entourant un petit bureau derrière lequel un homme en blouse blanche était assis. À la droite de ce bureau il y avait une autre porte.
Mais c’étaient les occupants des lits qui donnaient à la salle ce caractère grotesque et monstrueux qui emplissait Barron d’une nausée incrédule.
Vingt-quatre lits, et dans chacun un jeune enfant, âgé de six ans au moins et d’une dizaine d’années au plus. Plus de la moitié étaient noirs. Tous étaient nourris par voie intraveineuse, mais les tuyaux alimentant les aiguilles fixées avec du sparadrap à leurs aisselles étaient reliés non pas à des flacons goutte-à-goutte mais à une conduite principale qui aboutissait au complexe de monitoring au fond de la salle. Une installation analogue servait à vider les sondes qui sortaient de chaque lit et chaque enfant avait des électrodes fixées à sa poitrine et à son front. Tous ces fils convergeaient en un câble central qui aboutissait aux pupitres de contrôle. On n’entendait pas un seul bruit dans la salle, aucune tête ne se tourna, aucun muscle ne bougea. Tous ces enfants étaient plongés dans un profond coma.