Leur âge… la prédominance des Noirs… Jésus en Harley-Davidson ! pensa Barron. Ce sont les malheureux gosses achetés par la Fondation !
— Du beau travail, hein ? fit Howards. Quand on pense au spectacle que pourrait donner toute une marmaille déchaînée, et au personnel qu’il faudrait pour s’en occuper… À court terme, c’est un équipement extrêmement coûteux ; mais si vous songez aux économies de nourriture, salaires et énergie, avec un amortissement même à moyen terme ça fait pas mal d’argent de gagné.
— Mais qu’est-ce que vous faites à ces pauvres gosses ? s’écria Barron. Qu’est-ce qu’ils ont ? Pourquoi sont-ils tous dans le coma ?
— Qu’est-ce qu’ils ont ? fit Howards d’une voix neutre, mais dans son regard était tapie une terrible lueur de démence. Ils n’ont rien du tout, ce sont des spécimens physiques irréprochables, car sinon, croyez-moi, nous ne dépenserions pas tout cet argent pour les conserver ici. Nous ne leur faisons rien dans cette salle, c’est notre garderie. Le processus entier est parfaitement indolore pour tous ces gosses. Du début jusqu’à la fin ils ne sentent rien. Pour qui me prenez-vous, pour une espèce de sadique ? Ils restent endormis et nourris au glucose jusqu’à ce qu’ils soient prêts à être traités. De cette façon nous économisons du temps et de l’argent et aussi une belle pagaille. Un seul homme aux commandes du moniteur peut faire tout le travail.
Ce n’est pas possible, se dit Barron tandis qu’Howards le précédait ainsi que les gardes le long de l’allée centrale. Mais c’était on ne peut plus réel, il le savait. Il n’était que de sentir l’affreuse odeur de mort qui émanait des rangées d’enfants endormis reliés par des tuyaux et des câbles à un démentiel circuit d’horreur. Et c’est tout ce qu’il y voit ? Une putain de chaîne de production ! Mais production de quoi ? Bennie est complètement déboussolé… la prochaine fois que je l’ai sous la main à mon émission, j’en fais de la charpie…
Mais il se prit à écouter, dans une sorte de fascination épouvantée, les explications que continuait à lui donner Howards sur le ton d’un directeur des ventes commentant la visite guidée d’une foutue usine de réfrigérateurs :
— Naturellement, nous n’en sommes qu’au stade expérimental… Si nous pouvions résoudre la question de la réanimation au sortir des Hibernateurs, nous n’aurions pas besoin de toute cette comédie – il nous suffirait de les irradier dès qu’ils arrivent, puis de les fourrer dans un hibernateur pour les utiliser au fur et à mesure de nos besoins ; cela nous économiserait pas mal d’argent. La technique est en ce moment à l’étude, mais il paraît que ce ne sera pas au point avant quelques années. Alors, en attendant, on utilise les moyens du bord. Le plus difficile est de les maintenir en vie après l’irradiation. Avec la dose reçue, sans compter le cancer, aucun d’entre eux ne dure plus d’une quinzaine de jours. Aussi la synchronisation est-elle difficile à établir, et le mieux est d’en avoir toujours une douzaine ou plus sous la main. Si seulement ils pouvaient trouver le moyen de conserver les glandes en bon état dans un hibernateur, songez aux tracas qui nous seraient épargnés.
Lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de la porte au fond de la salle, l’homme en blouse blanche quitta un bref instant des yeux ses cadrans tandis qu’Howards lui disait :
— Ne faites pas attention à nous. Je fais faire le tour du propriétaire à notre tout premier client. (Puis tournant vers Barron un regard de folie insondable :) Nous sommes tout de même assez bien montés pour une installation pilote, vous ne trouvez pas, Barron ?
Ce dernier se sentit finalement saturé. Un assassin !
Un salaud d’infanticide ! Il est en train de tuer tous ces gosses à petit feu ! Mais pourquoi me montre-t-il ça ? Pour qui me prend-il, moi… il doit savoir que je ne le laisserai jamais…
— Vous n’avez pas fini avec toutes vos conneries ! hurla-t-il. (Et voyant la partie vitrée de la porte devant lui opacifiée par une série de lignes sinueuses comme une lucarne de W.-C, il se dirigea dessus.) Et qu’est-ce qu’il y a derrière cette putain de porte ?
Avec l’agilité d’un chat, Howards s’interposa entre lui et la porte, les yeux agrandis de terreur.
— N’entrez pas là, dit-il d’une voix sifflante. Croyez-moi, vous ne supporteriez pas ce spectacle. C’est la section post-radiations. Des chairs putréfiées… tombant en lambeaux… cancéreuses… C’est horrible, Barron, il paraît que c’est insupportable. Je n’y ai jamais mis les pieds moi-même, je ne veux pas voir ça. Les docteurs, ils sont habitués à ce genre de spectacle… Mais nous serions malades tous les deux si vous ouvriez cette porte.
— Qu’est-ce que vous leur faites ? BON SANG DE BORDEL, QU’EST-CE QUE VOUS LEUR FAITES ?
— Ne gueulez pas comme ça, Barron. Vous n’avez pas encore deviné ? Avec juste la dose de radiations nécessaire, les glandes de ces gosses peuvent être maintenues au point d’équilibre homéostatique qui empêche le corps de vieillir. C’est l’immortalité, mais il y a deux pépins majeurs. Primo, ça ne marche qu’avec des enfants de moins de douze ans, ce qui signifie pas d’immortalité pour les adultes – pour nous. Et secundo ça n’irait pas loin de toute façon puisque les radiations que nous utilisons pour stabiliser les glandes constituent une dose mortelle. Ironique, n’est-ce pas ? Nous avons trouvé le moyen de rendre les gosses immortels, mais le traitement leur est fatal – « L’opération a parfaitement réussi, mais le patient a succombé »…
« Mais les glandes, elles, ne meurent pas, Barron. Après avoir été irradiées elles restent saines et parfaitement stabilisées pour maintenir un homme en vie pendant l’éternité. Les radiations ne tuent pas les glandes, et tout ce qu’elles demandent c’est un nouveau corps bien sain qui les nourrira et qu’elles maintiendront jeune et vivant indéfiniment. Une simple greffe, et avec les techniques dont nous disposons les greffes réussissent presque toujours. Ils ne sont même pas obligés de placer les glandes à l’endroit du corps où elles seraient normalement situées, un simple greffon dans l’abdomen et un autre dans le dos suffisent – même pas une opération majeure, du gâteau pour mes hommes. Vous voyez ce que je veux dire ? Nous avons maintenant des glandes qui nous feront vivre éternellement, mais ça ne veut pas dire que ce sont forcément les nôtres.
Serpents ondulants limaces visqueuses bavant sur sa peau, Barron éprouva l’incoercible besoin de s’arracher le ventre de ses propres ongles, d’extirper les globes de chair verdâtre et gluante qui distillaient en lui leurs fluides vitaux éternels et l’emplissaient à jamais d’une vie usurpée… Images d’enfants endormis de montagnes… bidonvilles d’Evers visage écrabouillé de Franklin guêpe de métal sifflant à ses oreilles cadavres répandant leurs viscères poubelles éclatées d’où jaillissaient des flots de sanie visqueuse où il se noyait ! se débattait parmi des corps de petits Nègres qui grouillaient sur lui dans lui comme des vers… tout cela traçait un épouvantable sillon d’angoisse indélébile dans la chair frissonnante de son cerveau.
— Espèce d’assassin forcené de mes couilles ! s’écria-t-il d’une voix hystérique. Bâtard monstrueux ! Vous n’avez pas le droit de vivre ! Je vous tuerai, Bennie, je vous le promets, d’une façon ou d’une autre je vous tuerai ! J’ai ces bandes magnétiques… Je vous ferai la peau, même si vous m’abattez ici même à l’instant même ! Allez-y, dites à vos gorilles de me descendre ! Ça vaudrait mieux pour vous ! Tuez-moi ! Tuez-moi ! Parce que de toute façon j’aurai votre peau ! Sale bâtard d’enculé…