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Mardi soir. Bientôt la nuit, puis le matin, puis le crépuscule à nouveau et l’heure fatidique : 20 heures, heure d’été de la côte Est. Et puis… mais quoi ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Est-ce qu’il y a une seule foutue chose que tu puisses faire ?

À l’intérieur, Sara écoutait un des vieux albums crachotants de Dylan qu’elle avait apportés avec elle, et la voix sautillante venue d’un passé désuet et simple le raillait d’une involontaire ironie :

I wish i could give Brother Bill his big thrill, I would tie him in chains at the top of the hill, Then send out for some pillars and Cecil B. De Mille[6]

Si le vieux Dylan vivait encore, il serait soufflé de voir à quel point ses paroles tombent à pic vingt ans après. Le pauvre bâtard était un peu trop en avance pour le vrai festival de la paranoïa, il avait pressenti ce qui se passe maintenant, et ce serait formidable si ça pouvait être aussi simple que ça, le bon vieux truc à la Samson, ni vu ni connu je casse tout, j’arrive au studio enchaîné au putain de réseau, et han ! je fais s’écrouler l’édifice sur la tête de tout le monde.

Ce ne serait pas difficile de passer les bandes, de cuisiner Bennie devant le micro et de déballer aux cent millions de téléspectateurs la vérité sur les glandes-vampires molles distillant dans les veines les fluides usurpés de bébés disloqués… leur dire qui les a mises là et pourquoi, les arracher sanglantes et dégoulinantes les jeter à la face de cent millions de paumés pour qu’ils voient quel genre de héros est leur Caucasien Noir, Jack Barron le donneur de coups de pied au cul, se mettre en colère et découper Howards et sa Fondation et tous ses larbins en petits morceaux saignants… Il suffit d’écarter les bras et de pousser, et les murs de pierre crouleront et tout sera anéanti, il suffit que tu aies le courage de gueuler et de te précipiter dans l’abîme et d’entraîner Sara…

Il eut un frisson en réalisant soudain que le titre de la chanson qu’écoutait Sara était Tombstone Blues[11]. On ne pouvait trouver plus approprié en vérité.

Howards a beau être complètement dingue, il connaît la valeur d’une chose – et peut-être qu’il n’a pas tellement tort après tout. La vie. Le simple fait de survivre. L’heure de la vérité venue, aucun homme ne se transformera de son plein gré en kamikaze s’il peut faire autrement. Sara… oui, il y a Sara, stupidement chargée à l’adrénaline depuis que nous sommes rentrés du Colorado, qui s’imagine que c’est fini, que nous sommes immortels, ensemble pour l’éternité, et que demain soir c’est la nuit du jugement pour Bennie Howards avec Jack Barron le Bébé Bolchevique de retour au peuple dans le rôle de l’ange d’Apocalypse, et la main dans la main nous marcherons ensemble dans le soleil levant tralala dzim boum boum et les petits oiseaux jusqu’à la fin de l’Éternité.

Sara… Vas-y, raconte-toi que tu ne le fais pas à cause de Sara. S’il n’y avait pas Sara, tu foncerais sur Howards comme un putain de kamikaze, en criant banzaï vive l’Empereur ! Les milliers d’années je m’en fous, la complicité d’assassinat je m’en fous.

Sûr que tu le ferais. Des milliers d’années… un million d’années, renoncer à tout ça. Sûr que s’il n’y avait pas Sara tu te suiciderais rien que pour le plaisir d’emporter Howards avec toi dans la tombe. Cause toujours. Tu ferais la peau de tes burnes !

Mort… Barron retourna le mot dans son esprit, le pressa comme un citron pour en extraire tout le jus acide de la réalité brutale. Mort… Personne n’était jamais revenu pour dire comment c’était. Peut-être qu’un jour ils dégèleront quelqu’un dans leurs Hibernateurs, et alors on saura ce que c’est que d’être mort avant son trépas. Mais pas de place pour les assassins dans les Hibernateurs ; pas de congélation éclair à la sortie de la chaise électrique… « Si tu es noir, quand tu t’en vas plus d’espoir. » Le Caucasien Noir… Voilà encore un autre aspect du slogan attrape-couillon de Luke. Mort… un million d’années transformé en merde, réduit en poussière. Sûr que tu le ferais. Dommage qu’il y ait Sara, Jack Barron n’a pas peur de mourir. Mes couilles ! Le blues de la pierre tombale…

La classe t’étouffe, Barron, quand tu joues la scène du héros tu la joues jusqu’à l’os ; renoncer à plus de quarante, cinquante ans, renoncer à un million d’années, à l’éternité, pour que peut-être d’ici une centaine d’années une bande de paumés entassés dans une putain de soupente s’extasient sur la noblesse et le désintéressement de Jack Barron (vous vous souvenez ?), et tu parles d’une paire de belles jambes que ça te fera quand tu seras mort. Le Caucasien Noir de mes couilles…

« Et si tu es noir, quand tu t’en vas plus d’espoir. »

C’est cela qu’ils voient quand ils sont devant un Cauc ? Masque blanc et blafard de papier mâché contre la réalité de la mort couleur noire couleur de néant noir des damnés noir de la jungle dans le ventre des bébés noirs puits de sang noir alimentant un pâle et éternel vampire blanc ?

C’est le choix crucial – blanc ou noir, gagnant ou perdant, vivant ou mort, et pas de moyen terme. Vivant pour l’éternité sur un monceau de cadavres – ou bien faire partie des cadavres. C’est l’un ou l’autre.

Si ce n’était pas pour Sara tu serais du côté des perdants, du côté des paumés des cadavres pour l’éternité – le putain de Caucasien Noir c’est bien toi ? Sûr que c’est toi ! Sûr que tu le ferais !

Et comme un égout lâchant des gouttes de sanie grisâtre, la pluie new-yorkaise se remit à tomber, une pluie grise et lourde, poisseuse et sans surprise.

Devant lui, la cité étendait ses grises perspectives délavées ; derrière lui dans le living-room Sara avait mis en marche l’orgue chromatique qui faisait scintiller la pièce de couleurs… de musique… chatoiement des flammes orangées du foyer sur la riche moquette rouge et les boiseries… Sara rayonnante de vie innocente et immortelle… Et dans cette Californie de l’esprit qu’il s’était créée vingt-trois étages au-dessus de la grise boue new-yorkaise, il fallut que la pluie, lourde, sale et poisseuse, le frappe pendant plusieurs minutes avant qu’il ait la force de rentrer.

Le living-room puait l’Éternité. Il la sentait dans l’épaisseur de la moquette dans la flamme-phénix du foyer les accords métalliques de la guitare la plainte de l’harmonica la voix grinçante de Dylan (feu Dylan), le tam-tam de la pluie sur le dôme à facettes que l’orgue chromatique constellait de taches mouvantes dans l’odeur douce-âcre de haschisch qui flottait dans l’air le mur de bidules électroniques maintenant en couleurs vivantes le contact-réalité avec tout le reste de l’univers, écoute l’odeur chatoyante de l’Éternité ! La vie !

La vie… La vie était une flamme orangée à l’odeur de bois saisissant des steaks aux jus grésillants fumée du haschisch musique couleurs couleur bleue couleur rouge émeraude tintant sur le dôme à facettes, était la plainte répétée d’un harmonica vibrant dans la nuit, était la sensation de chaque muscle tendu alors qu’il marchait sur la moquette souple était chaque bouffée d’air inspirée-expirée-inspirée apportant l’odeur de la pluie de la flamme du haschisch du corps de Sara, était le goût de sa propre langue à l’intérieur de sa bouche, était tout ce qui arrivait à chaque instant dans son univers intérieur électrique, était la montée de son sang dans ses artères… et la vie était Sara.

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6

Ah, j’aimerais pouvoir lui régler son compte au vieux Bill ; L’enchaîner tout en haut de la blanche colline. Puis envoyer quérir des colonnes et Cecil B. De Mille…
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11

Le blues de la pierre tombale.