Il eut un spasme de répulsion glacée. Le regard de Sara paraissait s’être retiré à des années-lumière de là ; il vit son corps devenir une masse molle, ses mains tomber sur son torse tandis qu’elle murmurait :
— Mais de quoi parles-tu ?
— De ce que nous a fait Howards. Son traitement pour l’immortalité, c’est une transplantation de glandes, rien d’autre. Ils irradient les glandes pour les stabiliser parfaitement, et elles empêchent notre corps de vieillir, pendant l’éternité. C’est ce qu’ils appellent l’équilibre homéostatique endocrinien. Mais ce ne sont pas nos glandes, tu comprends ? Des glandes d’enfants. Ça ne marche qu’avec des glandes d’enfants. C’est pour ça que Howards a tué Hennering. Il avait découvert que la Fondation achetait des enfants pour les soumettre à des radiations mortelles afin d’équilibrer leur système endocrinien et de transplanter leurs glandes pour rendre des adultes immortels.
— Mais… mais les enfants, qu’arrive-t-il aux enfants quand on leur enlève leurs…
— Bordel de merde, qu’est-ce qui te prend ? hurla Barron, sentant les vibrations se répercuter dans la poitrine nue qui était contre lui. Tu n’as pas entendu un seul mot de ce que je viens de dire ? Ça les tue, Sara. Ça les tue ! Si les radiations ne les tuent pas d’abord, c’est l’opération qui le fait. Si toi et moi nous sommes vivants et immortels, c’est grâce à la mort de deux enfants achetés exprès par Howards. Nous sommes des meurtriers, c’est ce que j’essaie de te faire comprendre, des meurtriers purement et simplement !
Il la vit, la sentit se rétracter dans une attitude fœtale, ses épaules se dérobant, ses genoux remontant le long de ses cuisses comme du papier qui se racornit au contact du feu. Ses mâchoires s’affaissèrent, et au fond de ses yeux parut s’opérer une régression comme un plan de coupe rapide avec effet de zoom inversé.
— Des meurtriers… meurtriers… meurtriers… (Elle retourna le mot dans sa bouche jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un assemblage de syllabes indistinctes et dépourvues de signification.)
Barron lui saisit les joues dans ses mains, et la secoua. Son corps se détendit un peu mais son regard était toujours absent, à des années-lumière de là, électriquement isolé, et lorsqu’elle parla ce fut avec la voix d’un capitaine d’astronef parvenant froide et détachée de quelque part au nord de Pluton.
— Dans mon ventre ? Des glandes ? Des enfants ? Mutiler des enfants, déchirer des enfants et leur arracher des morceaux de chair vivante pour les recoudre dans mon ventre ?
— Sara, je t’en supplie, tu ne vas pas perdre la boule maintenant, fit Barron d’une voix stridente. Imagine ce que je ressens à l’idée que Bennie m’a roulé, m’a couillonné comme un débutant, m’a forcé à lui demander de me rendre immortel, à lui faire mille concessions pour finalement, au moment où je crois avoir remporté la victoire pour toi et moi, m’apercevoir que… m’apercevoir qu’à l’intérieur de moi…
— Tu ne savais pas ? dit-elle, bondissant comme un chat acculé dans un coin. Il ne t’a rien dit ? Il t’a roulé, et quand tu t’es réveillé seulement il t’a tout expliqué ?
— Pour qui me prends-tu ? hurla Barron. Tu crois que je l’aurais laissé me faire une chose pareille si j’avais été au courant ? Tu crois que je l’aurais laissé disséquer des bébés rien que pour pouvoir devenir immortel ? Qu’est-ce que tu crois donc que je suis ? Un foutu monstre ?
— C’est lui qui nous a fait ça, murmura Sara d’une voix rauque. C’est lui, c’est ce monstre avec ses milliards et ses corps congelés et ses tueurs et ses yeux de reptile glacé qui voient à travers vous, qui vous mesurent, vous évaluent comme un quartier de viande… Nous n’avions pas une chance contre lui, personne n’a aucune chance, Benedict Howards peut forcer n’importe qui à faire n’importe quoi, il peut vous rouler ou vous acheter ou vous tuer. Personne ne peut l’arrêter. Et ce sera ainsi toute l’éternité, il achètera des enfants, les disséquera, les possédera, il possédera tout le monde, jusqu’à la fin des temps, avec son regard de reptile, avec…
— Sara ! Pour l’amour du ciel, Sara !
Soudain elle agrippa son torse, ses doigts se transformant en griffes qu’elle lui enfonça cruellement dans la chair.
— Il faut que tu l’arrêtes, Jack ! Toi seul peux l’arrêter ! Nous ne pourrons plus vivre avec nous-mêmes, nous ne pourrons plus vivre ensemble, vivre avec ces choses volées dans nos corps tant que tu ne l’auras pas arrêté ! Il faut que tu le fasses !
Il aurait voulu crier : oui ! oui ! je le ferai ! mais au lieu de cela se trouva confronté avec la même froide réalité. Jouer au kamikaze, c’est la seule façon de lutter contre Benedict Howards. Et ça nous conduit à la chaise électrique en même temps que lui… mourir, pourrir mangé par les asticots, ne rien sentir ne rien entendre ne rien voir… n’être plus rien. Renoncer à être jeunes et ensemble un million d’années. Un million d’années de bébés disséqués de glandes vertes limaces molles distillant goutte à goutte leurs fluides usurpés…
— Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! cria-t-il. Bennie a été trop malin pour moi. Ces contrats que nous avons signés sont une reconnaissance implicite de complicité d’assassinat. Tu sais ce que ça signifie ? Ça signifie que nous serons jugés pour meurtre. Je dénonce Bennie, et il nous dénonce et nous finissons tous en chœur sur la chaise électrique. Morts. Je règle son compte à Bennie et nous mourons tous. Tu sais ce que ça veut dire, mort ? Tu sais à quoi nous renoncerions ?
— Ce n’est pas juste ! s’écria-t-elle. Nous n’avons rien fait ! Nous ne sommes pas des assassins nous sommes des victimes, tout comme les enfants. Nous ne savions pas !
— Nazis ? ironisa Barron avec un fort accent prussien. Che fous assure que nous n’avons chamais été nazis, nous étions dans la Résistance comme quatre-vingts millions d’autres Allemands. Nous ne savions pas, nous ne faisions qu’exécuter les ordres. Jawohl, mein Herr, chuste les ordres ! Va dire ça aux juges, ma poupée, et on verra où ça nous mènera quand Bennie produira vingt témoins à sa solde qui jureront que nous savions très bien en quoi consistait le traitement quand nous avons signé. Il nous a eus, Sara, il n’y a rien que nous puissions faire si nous voulons rester en vie pour le raconter.
— Mais il faut faire quelque chose ! Nous ne pouvons pas le laisser agir comme il veut ! Il doit bien y avoir un moyen de l’arrêter !
— Le seul moyen, dit Barron, c’est le bon vieux kamikaze. Tu es prête à le faire ? Tu es prête à mourir, maintenant que tu as un million d’années devant toi ? Tu as assez de couilles au cul pour te suicider ?
— Non, dit-elle simplement, mais avec des abîmes de tourments dans ses yeux.
— Moi non plus, fit Barron, et il sentit en lui quelque chose se réfugier à l’échelle point-de-phosphore d’une réalité-ersatz électronique.
— Ce n’est pas juste… ce n’est pas normal…, murmura Sara, et sa peau devint froide et son regard aussi opaque et indéchiffrable qu’un miroir en acier inoxydable.