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— Tu as sans doute raison, dit-il tandis que le corps de Sara, masse de chair maintenant inerte et irréelle, pesait obscènement sur lui. Mais c’est comme ça, il n’y a rien à faire.

Et soudain l’air de la chambre leur parut glacé et ils se levèrent et s’habillèrent sans s’adresser un mot. Comme deux étrangers.

19

Sara Westerfeld laissa tomber la capsule et s’assit sur le canapé face aux lumières crépusculaires de Brooklyn en attendant que l’acide agisse. Il devrait y avoir sept cents microgrammes là-dedans, se dit-elle, mais c’est resté ici depuis que j’ai emménagé chez Jack, jamais songé à en reprendre jusqu’à ce que… jusqu’à…

Son corps frissonna, bien qu’il fît une chaleur de juin, une chaleur moite comme de la mélasse coulant sous sa peau, comme des choses molles et visqueuses dans son corps…

Elle se leva, se dirigea vers la console murale proche, actionna une manette et les parois de verre de la terrasse se refermèrent en coulissant. Elle mit le thermostat à 21°, régla l’humidité à « mi-sec », et le climatiseur se mit à pomper de l’air frais par la série d’ouvertures disposées en cercle à la base du dôme à facettes.

Elle alla jusqu’au panneau de commande électronique, bloqua la bande qui diffusait des bruits de ressac sur un cycle perpétuel, programma l’orgue chromatique dans la gamme des bleus et des verts, se rassit sur le canapé en se plongeant dans la contemplation de l’horizon assombri par-delà le fleuve. Le spectacle évoquait maintenant une peinture murale, séparée par la vitre interface de la terrasse de la réalité intérieure baignée de bleu et de vert, d’odeurs de pins et de bruits de ressac.

Elle fit un effort pour se concentrer, pour mêler en un même tourbillon les couleurs et les sons, pour aider le L.S.D. à faire son effet. Le meilleur moyen de faire un mauvais voyage, se dit-elle. Être anxieuse que cela marche… Quelle idée, aussi, d’avoir pris de l’acide juste le soir de l’émission, avec Howards, l’homme-reptile en sécurité dans son antre de pouvoir et ces choses sanglantes en moi, volées à des enfants morts…

Un sombre frisson la traversa (l’acide commençait à agir ?) et elle songea à l’inconscience avec laquelle elle s’était tournée vers le L.S.D., comme si c’était l’acide qui la prenait au lieu du contraire, comme si c’était une chose qui attendait de naître ou de mourir en elle, une chose avec laquelle son esprit conscient n’avait aucun contact, hors de portée de l’arc-réflexe de son bras, extérieure à sa volonté, une chose douée de formes et de raisons propres qui pouvaient ou pas correspondre à l’idée de Sara qu’elle se faisait elle-même, un capitaine aveugle guidant son navire intérieur pour un voyage inconnu sur une mer enténébrée, et elle comprit que l’acide agissait.

Une peur viscérale s’empara d’elle tandis que l’autre Sara, à l’intérieur, se moquait d’elle, lui rappelant qu’il pouvait y avoir des raisons et des compulsions de prendre de l’acide à n’importe quel moment, et que certaines d’entre elles pouvaient être inspirées par des forces maléfiques.

Maléfique… le mot avait des résonances médiévales, chuchotis de robes de moines, sombres complots issus de Sade ou des livres d’histoire européenne… Maléfique… quelque chose d’inquiétant et de sournoisement reptilien, de sinistre et visqueux mais de quelque peu désuet aussi… un mot aux dents de crocodile comme le sourire de Benedict Howards dans son antre à la blancheur de squelette de dieu de la mort… Maléfique… des choses vertes et molles rampant sous des roches humides dans un clair de lune turquoise, suçant les fluides vitaux des cadavres, cadavres de bébés disloqués, éventrés…

Maléfique… Les bleus et les verts tournoyaient comme des reptiles dans un vivarium, comme des tentacules sous le dôme à facettes, et le bruit du ressac était un long soupir issu d’un océan sans fond que la nuit enveloppait… Maléfique… L’air était froid et sec dans la chambre, comme la peau d’un reptile…

Maléfique… Il y avait dans ce mot une odeur de vieillesse inéluctable, odeur musquée d’un marécage hors du temps… odeur de Benedict Howards, d’éternité malsaine, comme si l’homme-reptile parcourait la vie à l’envers, comme si l’ombre d’un futur d’un million d’années de folie de pouvoir et de peur avait déjà fait de lui un être non humain, mort comme aucun homme encore n’était mort avant lui, mort d’une vieillesse en fermentation depuis un million d’années, vampire étiolé se nourrissant de sang comme un cancer peureux, mort mais incapable de connaître la mort.

Embrasse-moi et tu deviendras immortel. Tu seras mué en crapaud mais tu vivras éternellement. Une vision grotesque de plastique verdâtre flotta devant ses yeux, un monstre qu’elle avait vu quelque part dans un appartement de Berkeley il y avait une éternité de cela… hideuse parodie de crapaud loucheur et baveux en plastique vert, assis sur un socle évoquant un marécage de Walt Disney entouré de petits crapauds bondissant frénétiquement comme des têtards vers un écriteau que tenait le monstre et qui proclamait : « Embrasse-moi et tu deviendras immortel. Tu seras mué en crapaud mais tu vivras éternellement. »

Et la tête de crapaud monstrueuse commença à se transformer sous les bruits de ressac qui se déversaient autour d’elle comme un flot maléfique et noir. Les yeux grotesques et loucheurs devinrent les yeux glacés et reptiliens de Benedict Howards ; et le rictus idiot devint ricanement de crocodile, sourire blafard d’homme-reptile impatient, implacable et omniscient. Les silhouettes bondissant avec adoration vers l’écriteau levé étaient des êtres humains de plastique en nombre incalculable, véritable fleuve de corps vivants et gesticulants qui se disputaient pour être engouffrés les premiers par les mâchoires béantes de crocodile et être réduits en une bouillie de plastique vert et de chair de crapaud qui coulait comme une bave visqueuse entre les dents à la blancheur de squelette. Et plus haut, beaucoup plus haut, levant son écriteau comme un sceptre dans un ciel déchiqueté, était Benedict Howards, ses yeux de reptile fouillant tels deux trous noirs les ténèbres finales, sa bouche de crocodile ressemblant à une vaste caverne qui engloutissait les adorateurs du signe : « Embrasse-moi et tu deviendras immortel. Tu seras mué en crapaud mais tu vivras éternellement. » Le signe de l’immortalité.

Et voilà, se dit-elle, l’immortalité de Howards. Oh, l’avons-nous embrassé, ce crapaud, avec ses lèvres vertes et visqueuses comme des glandes palpitantes ; ses lèvres de reptile courant sur notre corps comme celles d’un vieux pervers… dedans, dehors, embrassant, léchant, dégoulinant de bave sanglante, monstre vert d’immortalité…

Elle frissonna, essayant de chasser cette vision, regarda par-delà la paroi vitrée le ciel presque sombre dominant la cité tandis que les bruits de ressac l’entouraient comme le murmure éternel de toute chose et qu’elle luttait saisie d’une angoisse mortelle, environnée des ombres sinueuses bleues et vertes de l’orgue chromatique… et soudain l’écran interface entre la réalité glauque et maléfique qui l’enveloppait et la réalité bidimensionnelle de la cité au-delà des parois de verre s’inversa, et elle ne fut plus à l’intérieur regardant au-dehors mais à l’extérieur regardant au-dedans.

La lumière bleue et verte ondulant derrière elle se tordant comme une forêt de tentacules le grondement du ressac pareil au soupir exhalé par quelque mammifère marin échoué sur la grève, semblaient la pousser contre la paroi vitrée de réalité interface comme une bulle de méthane expulsée des profondeurs verdâtres d’un marais huileux. Elle sentait le poids, la pression derrière elle de tout l’univers de la chambre, comme si les monstres verts et aveugles tapis au fond des plus inexplorables profondeurs de son subconscient remontaient bouillonnants à la surface et poussaient son esprit conscient à abandonner son crâne.