Elle gémit, s’appuya contre la paroi vitrée et tourna la poignée frénétiquement ; mais quand les vitres coulissèrent enfin, elle se retrouva prise au piège dans la zone interface de la réalité elle-même : les brumes vertes de démence le déchaînement du ressac derrière elle devenant un cauchemar irréel n’étaient que le résultat d’un mauvais voyage à l’acide ; mais devant elle la brise moite venue de la cité obscure aux millions de lumières semblait porter le souffle de quelque jungle côtière immuable. Plus réel que toutes les réalités, il y avait là un gouffre, un vide qui s’ouvrait sur un infini dans lequel elle pouvait se laisser aspirer et monter, plus haut, éternellement plus haut, jusqu’à ce qu’elle se noie dans l’océan d’elle-même et se perde à jamais.
Elle perçut quand même le chant de sirène de ce néant sans fond qui l’appelait, qui l’attirait… et elle se sentit forcée d’aller regarder, d’aller jusqu’à la rive de cet océan noir et infini – et elle sortit sur la terrasse.
À nouveau la réalité changea.
C’était comme si elle venait d’entrer dans un monastère tibétain perché au sommet de quelque montagne ascétique. Elle sentit la paroi interface entre sa personnalité et l’Univers exécuter un saut quantique vers l’extérieur, comme si un télescope interne venait d’accroître brusquement son grossissement. En franchissant le seuil de la terrasse elle sentit le dôme éclater en morceaux, comme un écran de satellite éjecté, la laissant nue aux marches noires et mystérieuses d’une infinité qui commençait à la limite de son être pour se déployer dans l’éternité extérieure.
Et loin au-dessous d’elle, scintillante arabesque de lumières et de bruits de rue, la cité électrique brillait comme une feuille continue de protoplasme incandescent, miroitant en ondes kinesthopiques du halo de Brooklyn à l’horizon jusqu’au pied de la montagne de béton sur laquelle elle était perchée comme un œil solitaire au bout du pseudopode d’une amibe humaine à l’échelle d’un continent contemplant sa propre vastitude chatoyante.
Avec le murmure du ressac toujours derrière elle, elle alla jusqu’au parapet, se pencha en ayant l’impression d’être sur l’interface, d’être l’interface entre l’organisme de lumières vivantes, humaines, tendues vers elle, et le sombre gouffre de néant infini qui béait au-dessus d’elle.
L’immortalité… était une boue de lumière électrique dressée vers les étoiles, et elle était en équilibre sur le fil du rasoir entre la vie et la mort, l’éphémère et l’éternel, l’humain et l’immortel, la raison et la sainte démence plus réelle que la raison, plus cohérente, menant à un infini hors du temps qui pouvait être à elle si seulement elle avait le courage de rompre les amarres qui la retenaient au rivage du moi et de remettre son destin à cet océan miséricordieux.
Elle se retourna à demi comme pour regarder derrière elle, et le carrousel bleu et vert de la chambre aux bruits de ressac lui fut un rappel méchant et moqueur des choses visqueuses usurpant la vie de bébés disloqués qui l’avaient attirée dans les présentes ténèbres.
Maintenant le bruit du ressac semblait venir d’en bas, comme si une vaste mer invisible venait briser ses lames au bord du parapet contre lequel elle s’appuyait, l’appelant d’une voix d’éternité inarticulée, l’incitant à se précipiter dans les flots bouillonnants pour se faire emporter très loin… très loin… loin du visage de reptile de Benedict Howards, loin de ses yeux glacés de crocodile qui la dévisageaient dans son antre de mort à la blancheur de squelette… très loin, même, des monstruosités qui distillaient le meurtre dans son corps… très loin… très loin…
Sur un socle de pierre à quelques mètres d’elle se trouvait un vidphone. L’écran vide et gris parut bondir sur elle. Jack ! Jack ! Oh, Jack…
JACK JACK JACK… La forme de son nom était un miroitement dur devant son regard, et sa main composa toute seule le numéro privé du studio. JACK JACK JACK…
— Sara… ! (Le visage de Jack était une petite lune de phosphore à la blancheur de squelette sur l’écran du vidphone.) Qu’y a-t-il ? Tu sais bien que l’émission commence dans une demi-heure !
Malgré la taille dérisoire de l’écran, la folle chevelure bouclée et le regard sans fond faisaient crépiter d’électricité phosphorescente l’obscurité qui entourait Sara.
— Qu’est-ce que tu comptes faire à l’émission de ce soir ? demanda-t-elle. (Mais la voix qui disait ces mots semblait avoir une mesure d’avance sur elle, et elle ne sut ce qu’elle était en train de dire qu’une fois que les mots eurent quitté sa bouche.)
— Tu plaisantes, Sara. Tu sais très bien ce qui va se passer. C’est Bennie Howards qui commande ce soir.
— Tu ne peux pas faire ça. (À nouveau, c’étaient les mots qui forçaient ses lèvres, sa langue, ses joues, à faire les mouvements nécessaires. Elle ne les disait pas, ils se disaient eux-mêmes.) Il faut que tu arrêtes Howards. Quel que soit le prix à payer, il le faut.
Le visage de Jack se plissa de colère :
— J’ai assez d’emmerdements comme ça. Ne reste pas dans mes jambes, veux-tu, Sara !
Ne reste pas dans mes jambes… Dans mes jambes… Les mots étaient une accusation de plus. Je suis dans ses jambes, pensa-t-elle. C’est à cause de moi qu’il fait ça.
— Je ne te laisserai pas faire. (Elle entendit le son de sa propre voix étrangement réverbéré.) Tu fais ça à cause de moi et je ne le permettrai pas, c’est trop injuste. Je ne te laisserai pas te vendre à Benedict Howards pour que je puisse rester en vie. Ce serait trop horrible.
— Épargne-moi tes états d’âme, veux-tu ? J’ai déjà assez du merdier où je suis. Et ne te raconte pas d’histoires, ça ne ferait aucune différence si j’étais tout seul. J’ai envie de continuer à vivre, c’est tout. C’est si difficile que ça de faire entrer une chose pareille dans ta petite tête ?
Il ment, se dit-elle. Il ment pour moi, et je l’aime pour ça. Mais je ne peux pas le laisser faire.
— C’est pour moi que tu le fais, dit la voix mécanique intérieure de Sara. Je le sais, et je sais que tu mens pour moi également. Mais je ne vais pas te laisser faire, Jack, je ne vais pas te laisser faire.
— Qu’est-ce que tu racontes ? dit-il, et sa voix métallique, bizarrement, sonnait plus réelle que la réalité dans le circuit amplifié du vidphone. Qu’est-ce que tu t’imagines ? Écoute, Sara, tu sais ce que j’éprouve pour toi, mais ne va pas croire des choses… personne ne joue avec ma tête, pas même toi.
— Pas même Benedict Howards ?
Sur l’écran minuscule du vidphone elle vit les mots qu’une autre avait prononcés pour elle torturer cruellement le visage de Jack. Il répondit :
— Pas même Howards… ce sont les circonstances, je n’y peux rien, mais ce n’est pas laisser Howards jouer avec ma tête, c’est accepter de vivre dans la réalité. Tu devrais essayer un de ces jours, Sara.
Elle tourna les yeux vers le tapis de lumière vivante qu’était la cité, vers le grand corps d’humanité angoissée dont elle n’était qu’une insignifiante partie tandis que les ténèbres qui la cernaient l’appelaient par les bruits de ressac d’un océan intemporel dans les profondeurs bouillonnantes de l’éternité ; l’appelaient, promettant le pardon et l’issue… la seule issue…
— Ne t’es-tu jamais dit, murmura-t-elle, qu’il y a mieux que la réalité, qu’il y a des choses plus pures, plus propres, où l’on est à l’abri du sang des enfants morts et de tout ce qui est pourri et souillé et maléfique…