— Merde, jeta Barron, tu es complètement cinglée ! Tu t’es défoncée à l’acide ! Reprends tes esprits, Sara, reviens… Jésus à bicyclette, tu n’aurais pas pu choisir un autre moment pour prendre de l’acide ? Avec ce merdier où nous sommes, tu savais que tu ferais un mauvais voyage. Pourquoi bordel as-tu fait ça ?
Devant l’image de Jack fantôme gris sur blanc à un million de kilomètres et un millier d’années de là, elle-même s’interrogea : Pourquoi ? Bien sûr qu’elle avait su, au fond d’elle-même, que ce serait un mauvais voyage. Mais qu’est-ce qui pouvait être pire que la réalité, pire que les fragments mutilés d’enfants assassinés cousus dans son corps et dans celui de Jack, tandis que Benedict Howards poursuivrait impuni son chemin pendant l’éternité ? Avec ou sans acide c’était un mauvais voyage, un mauvais voyage qui durerait toute l’éternité, sans aucun moyen de revenir, d’en sortir, à moins que…
Elle souleva le vidphone de son socle et le posa sur le rebord du parapet. L’écran lui arrivait maintenant à hauteur de poitrine, et le visage de Jack était un spectre noir et blanc qui tournait vers elle un regard aveugle, incompréhensif. Il faut que je lui fasse comprendre, se dit-elle. Il faut qu’il comprenne.
— Jack, il faut me laisser t’expliquer… (Les mots avaient jailli d’eux-mêmes.) Il n’y a pas d’issue, poursuivit-elle. Ce que tu appelles la réalité est un piège. Pas d’issue pour nous deux, à moins de… à moins de s’évader, de dormir en faisant des rêves innocents jusqu’à la fin des temps… Réalité… Ne vois-tu pas que la seule réponse c’est quelque chose de plus grand que la réalité, de plus pur, de plus propre, quelque chose d’infini, quelque chose à quoi on puisse se donner pour se purifier, pour s’incorporer et ne faire qu’un avec…
— Épargne-moi ton bouddhisme de salon, veux-tu ? J’aimerais que tu puisses t’entendre, Sara, que tu puisses t’entendre vraiment, parce que tu débloques à pleins tubes. Et tu commences à me faire peur. Écoute-moi bien, Sara, et pour l’amour du ciel fais exactement ce que je te dis. Rentre t’asseoir gentiment, mets-toi une belle musique, et attends que ça passe. N’oublie pas que tu es défoncée. Tu es en train de faire un mauvais voyage, c’est tout. Tu iras mieux quand l’effet de l’acide sera dissipé. Quoi qu’il puisse se passer dans ta tête, n’oublie pas que ça ne durera pas toujours et que tu reviendras. Souviens-toi que tu reviendras.
— Revenir ! hurla-t-elle. Je n’ai pas à revenir ! Ce n’est pas l’acide, c’est moi. Les glandes d’enfants morts dans mon ventre, ce n’est pas l’acide, Benedict Howards, ce n’est pas l’acide, ce que je suis en train de te faire ce n’est pas l’acide… c’est moi, moi, moi, et ça me dégoûte !
— Sara ! Tu ne m’as rien fait, c’est moi qui suis responsable au contraire…
Elle fixa longtemps le visage parlant sur l’écran de vidphone irréel, et l’essence de l’être appelé Jack Barron fondit sur elle à travers les années-lumière de la réalité phosphorescente, image-pulsation du chevalier de Berkeley à l’armure de chair, le Caucasien Noir comme ils l’appelaient, goût de sa langue sur sa langue et de son corps contre son corps, image sur image de JACK BARRON l’atteignant à travers l’écran de réalité noir et blanc, s’incorporant à elle et dansant sur le mur interface de son esprit. Bondissant, explosant, se chevauchant et s’inversant en une configuration de pulsations enchevêtrées, la somme des images formait une essence semblable à un train d’ondes stationnaires figé dans le flux, une essence brillant d’un éclat qui ne faiblissait jamais – une essence qui était le pur JACK BARRON.
Et l’être qu’elle voyait pâlot et réduit à la taille d’un nain sur le vidphone minuscule semblait lancer un démenti angoissé à l’autre Jack qui resplendissait sur l’écran de son esprit. Ce dernier était le véritable Jack, un Jack Barron qui ne pourrait jamais baisser froc, qui quoi qu’il advînt serait toujours JACK BARRON (en lettres capitales écarlates). Combien de fois ai-je douté de lui alors qu’il avait raison ? JACK BARRON… un être plus grand sous tous les aspects qu’elle-même, et elle l’avait toujours su, même quand elle ne savait pas qu’elle le savait. N’était-ce pas pour cela qu’elle l’aimait ? Plus grand qu’elle-même… plus grand que quiconque. Elle lui appartenait, et comment aurait-elle pu souhaiter qu’il en fût autrement ?
JACK BARRON… Voilà ce qu’il perd par amour pour moi, parce qu’il ne peut pas accepter de me voir mourir – et s’il perd Jack Barron, moi aussi je perds Jack Barron et le monde entier le perd aussi. Parce que je l’aime et qu’il m’aime… Ce n’est pas juste !
— Jack… Jack… Je t’aime, pardonne-moi, je n’y peux rien, je t’aime !
— Moi aussi je t’aime, Sara, dit-il d’une voix calme, apaisante.
Elle éprouva comme un tourbillon de tendresse, et l’aima pour cela et se mit à se haïr elle-même pour l’amour qu’il lui portait. Je suis en train de le détruire…
— Je le sais, et je t’en demande pardon… pardon de t’aimer et d’être aimée par toi. Cela te détruit, Jack, cela te force à devenir quelque chose de moins que ce que tu étais destiné à être. Je ne peux pas l’accepter… Je ne le permettrai pas !
Ne le permettrai pas ! Cette pensée emplissait son esprit. Je ne peux pas le permettre. Il faut que je sauve Jack… que je le sauve de Howards, l’homme-reptile… des choses mortes dans mon corps… il faut que je le sauve de moi-même. De moi !
Tandis qu’elle contemplait les lumières sans nombre de la cité-amibe qui s’étendaient à ses pieds comme les pèlerins devant la Montagne, elle se dit qu’elle savait qui était en réalité au sommet de cette montagne, celui vers qui tout le monde levait les yeux, le seul qui pût réussir à faire crouler les murs de la Fondation Président des États-Unis de la Coalition pour la Justice Sociale, le Caucasien Noir. Luke ne s’était pas trompé, c’était Jack – Jack sur toute la ligne, suivi par toute une nation, et il n’y a que moi qui l’arrête.
Moi seule l’empêche d’être Jack, le JACK BARRON dont tout le monde a besoin. Il m’aime, il m’aimera toujours, il ne me quittera jamais et aussi longtemps que je vivrai je ne pourrai jamais le quitter, nous sommes trop l’un à l’autre. Aussi longtemps que je vivrai…
D’un bond soudain et insensé, elle se retrouva accroupie sur l’étroit parapet de béton dans le champ du vidphone, contemplant l’écran à moins d’un mètre de son visage, les muscles tendus souplement comme ceux d’un chat prêt à bondir.
— Sara ! Ne fais pas l’idiote ! cria Barron. (Et elle le sentit lutter pour contrôler sa peur, et sut qu’il allait gagner. Il gagnerait toujours.) Tu es chargée ! lança-t-il d’une voix volontairement dure qui était comme une gifle en pleine figure. N’oublie pas que tu es chargée et descends de là… mais doucement, sans te presser, sans faire de faux mouvement ; mets d’abord une jambe par terre, et fais passer ton poids sur elle avant de descendre… Sara ! Secoue-toi ! Fais ce que je te dis !
— Je t’aime, Jack, dit-elle à l’image lointaine sur l’écran du vidphone. Je t’aime, et je sais que tu m’aimeras toujours. C’est pourquoi il faut que je le fasse. Pour que tu sois libre – libre de moi afin de pouvoir être vraiment Jack Barron, libre de voir ce que tu es et ce que tu as toujours été, libre de faire ce que tu as à faire. Il le faut ! Et tant que je serai là tu ne seras jamais libre. Je le fais parce que je t’aime et parce que tu m’aimes. Adieu, Jack… Souviens-toi, seulement parce que je t’ai aimé…