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Elle se dressa convulsivement sur ses jambes, et vacilla sur l’étroit parapet tandis que le vidphone à ses pieds hurlait :

— Ne fais pas ça, Sara, bon Dieu ne fais pas ça ! Tu es chargée, tu ne sais pas ce que tu fais ! Pour l’amour du ciel, ne saute pas ! ne saute pas !

Mais la voix qui la suppliait était faible et mécanique et semblait venir d’un autre monde, un monde noir et blanc, irréel, pris au piège à ses pieds dans une boîte sans signification et qu’elle ne voyait même pas ; une voix noyée par le bruit du ressac qui enveloppait ses épaules de verts tentacules bruissants, de l’haleine fétide de bébés éventrés, verts tentacules de lumière se coulant dans son dos, issus du gouffre de son corps la poussant en avant dans une avalanche d’enfants morts, de millions d’asticots grouillant dans sa peau. Et devant elle, au-dessus d’elle, sous elle, l’entourant de partout, était l’apaisante douceur veloutée d’un océan de néant noir prometteur d’un sommeil infini, sans rêves, tranquille et pur, à l’abri pour l’éternité de la douleur et du remords et des corps disloqués de bébés éventrés, un océan sans fin qui lui murmurait : « Je t’attends, je t’attends, je t’attends, donne-toi à moi… »

— Sara !

La voix de Jack était le cri lointain d’un monde déjà abandonné, souvenir estompé d’un cauchemar irréel de tentacules verts et de bébés disloqués distillant leurs fluides visqueux dans son ventre, sourire de crapaud de Benedict Howards sur un socle de plastique vert sur un monceau de cadavres asservis pour l’éternité, avec Jack enchaîné à lui par un millier de liens dont chacun était une partie de son corps à elle…

Je le fais pour toi, mon amour ! Pour toi !

La sensation de Jack enfin libre Jack enfin Jack entièrement Jack fut un délicieux spasme orgastique qui traversa les muscles de ses jambes (Sara ! Sara ! Sara ! entendit-elle crier une voix lointaine), tandis que l’air sifflait dans les rémiges de ses cheveux, libre et légère et flottante, sa pensée éclatant en ondes concentriques qui s’incorporaient à l’obscurité comme une nuée diluée jusqu’à ce que tout ce qui restât d’elle fût un long cri, une forme tactile-olfactive qui saturait chacune de ses synapses sensorielles :

JACK et dans ses rétines un tourbillon d’étoiles JACK et

son visage se tire se tord JACK sensation de chute

libre nausée JACK masse grise qui monte JACK

cris en bas JACK peur JACK mauvais voyage

à l’acide JACK pour toi JACK j’ai peur

JACK aide-moi JACK je ne veux pas

JACK la mort JACK l’éternité

JACK non JACK non JACK n

on non JACK non JACK

éclair de douleur

aveuglante

JAC-

20

Sara

Non ! Cela

n’a pas pu ar-

river. Sara tu n’es

pas morte Sara, non pas

ça pas morte écrasée sur le

trottoir d’en bas au milieu d’une

flaque de… Sara, non ! Sara, non ! Tu

ne peux pas ne peux pas être morte ! Sara !

Sara folle garce, comment as-tu pu me faire ça !

Comment as-tu pu me faire ça… l’horrible égoïsme de cette pensée arracha Jack Barron au néant d’hébétude où il avait pris refuge comme un chien battu et qui geint et lui permit de regagner la réalité.

L’écran de vidphone en face de lui montrait un pan de ciel noir formant un angle insensé avec la partie du parapet de béton d’où un instant avant…

Il tendit vivement le bras, débrancha le vidphone et dans un même mouvement tira une Acapulco Gold du paquet qui était sur son bureau. Il la planta entre ses lèvres, l’alluma et inhala la fumée à grandes bouffées haletantes.

Comment as-tu pu me faire ça… oh, Barron, pauvre chié ! Comment as-tu pu lui faire ça ! Salaud sans cœur ! Enculé de la mort ! Sara ! Sara !

Il se mortifia en évoquant ses yeux : yeux sans fond au moment de lui faire une pompe ; yeux brillants de petite fille mon héros quand elle était nue à côté de lui dans la soupente de Berkeley ; yeux glacés qui le transperçaient en lui criant baisse-froc ! le jour où ils avaient rompu ; yeux vitreux qui étaient devenus opaques comme des miroirs en acier tandis que leurs corps s’écartaient l’un de l’autre la dernière nuit (la dernière nuit ! la dernière qu’il y avait jamais eu pour eux, et ils l’avaient passée comme des étrangers !) pauvres grands yeux perdus points de phosphore fenêtres ouvertes sur une jungle d’acide grise et nue, et ça s’est passé sous mes yeux et tout ce que j’ai su faire c’est gueuler des conneries dans ce putain de vidphone alors que ses yeux devenaient de plus en plus fous alors qu’elle s’enfonçait dans son cauchemar de voyage à l’acide, ses yeux dans le néant d’insanité du L.S.D., et je n’ai su que la regarder sauter ; pauvres grands yeux perdus, et je n’ai pas été foutu de trouver quelque chose à faire pour l’en empêcher !

SaraSaraSara… plus de Sara, jamais, plus de trou noir béant en forme de Sara Sara Sara Sara dans le ciel de sa nuit qui ne serait jamais comblé, même en un million d’années, et ce million d’années de merde il l’avait, un million d’années à être sans elle, un million d’années à la regarder sauter, un million d’années à savoir qu’il l’avait tuée…

Tu déconnes, mon vieux, se dit-il. Cesse d’essayer de te raconter des histoires. Peut-être que tu devrais, mais tu ne te sens pas coupable. Tu ne l’as pas tuée, c’est ce putain d’acide, tu ne pouvais rien y faire, elle a voulu repiquer au truc, elle l’a fait pour me sauver, pour me rendre libre d’être le foutu héros Bébé Bolchevique que je n’ai jamais été… pour me sauver… De quoi ? De tenir à la vie ? De m’accrocher ? Sara… Sara… Je ne t’ai pas tuée, c’est toi qui m’as tué… tué le meilleur à l’intérieur de moi-même. Déchiré mes entrailles de chair et de sang pour les remplacer par un circuit électronique… Je n’arrive même pas à pleurer sur ta mort. Ce n’est rien de ce que j’ai fait qui t’a tuée, Sara, c’est ce que j’étais. Assassin… vampire de bébés… pas même ça, hein, Sara ?

Un putain de baisse-froc, voilà ! Vendu à cet enculé de Benedict Howards, même mon corps ne m’appartenait pas, livré aux limaces vertes distillant goutte à goutte leur immortalité visqueuse… Tu ne m’as pas tué, je ne t’ai pas tuée, nous étions déjà morts tous les deux, si morts que nous ne supportions même plus de nous toucher… cet enculé de Howards nous a tués tous les deux. Tués en nous rendant immortels, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus con ?

Sara… Je ne sais pas te pleurer, Sara, il ne me reste plus de larmes. Mais… je peux tuer pour toi, tuer cette ordure de Howards. Oh, oui ! Je peux encore haïr ! Peut-être que tu n’étais pas si folle que ça, après tout, parce que tu vas avoir ce que tu voulais, toi et ces cent millions de pauvres couillons qui attendent.

Oui, ils vont avoir une émission telle qu’ils n’en ont jamais rêvée ! Ils veulent un foutu héros, je vais leur en donner un sur un plateau d’argent, on va voir s’ils aiment ça ! Pour une fois tous ces pauvres crétins ils vont en avoir pour leur argent.