Son visage réapparut sur l’écran du moniteur.
— Voici Bug Jack Barron, dit-il en sentant bouger ses lèvres et en les voyant bouger sur l’écran du moniteur. Mais ce soir, mes amis, vous allez assister à une émission légèrement spéciale. Depuis des années vous faites suer Jack Barron en vous servant de lui comme d’un porte-parole pour arriver jusqu’aux pontes intéressés lorsque vous avez un problème. Ce soir, les choses vont se passer d’une manière légèrement différente. Nous allons jouer à intervertir les rôles. Ce soir, c’est Jack Barron qui a un problème.
Par une étrange distorsion de la perspective, il eut l’impression de faire mouvoir ses lèvres directement sur l’écran dans un circuit réflexe électronique cerveau-points de phosphore. Et il ajouta :
— Ce soir, Jack Barron fait suer Jack Barron.
Il modela le visage sur l’écran en un indéchiffrable masque diabolique (faisons transpirer Bennie, qu’il ne se doute de rien jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’il ne puisse pas faire autrement que de vider son sac devant les caméras !), puis reprit :
— Ce soir, nous allons apprendre quelques petites choses sur la cryogénie humaine que personne ne sait encore. Depuis quelques semaines, il semble que nous n’ayons pu faire deux émissions d’affilée sans mentionner la Fondation pour l’immortalité humaine, et ceux d’entre vous qui pensent qu’il s’agit d’une simple coïncidence risquent sous peu d’avoir un choc. Beaucoup de gens vont d’ailleurs avoir des surprises ce soir. Aussi ne quittez pas vos postes, chers téléspectateurs, car dans quelques instants vous allez assister à une tranche d’histoire vivante et vous allez voir ce qui se produit quand Jack Barron fait suer Jack Barron. (Inclinant la tête en avant pour capter dans ses yeux des reflets d’ombres kinesthopiques, rendant son image sur l’écran menaçante et sournoise, il enchaîna :) D’ailleurs, vous n’aurez pas à attendre longtemps car je vois que Mr Benedict Howards est déjà en ligne.
Transmettant l’ordre à Vince de lui donner les trois quarts de l’écran, il prit la communication sur son vidphone numéro 1 et le visage de Benedict Howards apparut dans le coin inférieur gauche du moniteur, pâle fantôme de vidphone gris sur gris enveloppé par l’image hyper-réelle en couleurs vivantes de Jack Barron. Ce soir tu es sur mon terrain, Bennie, pensa-t-il, et d’ici que je te lâche tu vas avoir une idée de ce que la paranoïa peut être vraiment…
— Vous êtes en ce moment à Bug Jack Barron, monsieur Howards, et ce soir nous allons tout dire aux téléspectateurs sur… (il marqua une pause exprès, grimaça un sourire menaçant de sous-entendus qui pétrifia Howards puis lui tendit la perche)… le projet de loi d’Hibernation publique !
Il vit les traits d’Howards se liquéfier, chaque muscle tendu s’affaisser en un répit momentané qui n’était qu’un prélude à l’estocade. Qu’il croie que je joue le jeu jusqu’au moment où la vapeur sera renversée et où il sera trop mouillé pour pouvoir me raccrocher au nez.
— Avec plaisir, dit Howards d’une voix mal à l’aise. Il est temps en effet d’éclaircir toutes ces histoires à dormir debout qui courent sur la Fondation pour l’immortalité humaine.
Barron fit un magnifique sourire, tapa du pied deux fois pour que Vince partage l’écran entre eux et répondit :
— Ne vous inquiétez pas pour ça, monsieur Howards. Avant la fin de cette émission, tout sera… éclairci. (Et une nouvelle fois, il vit Benedict Howards se raidir sous l’emphase du dernier mot. Mouille, salaud, mouille, pensa Barron. Et ce n’est que le début…) Parlons donc de ce projet de loi d’Hibernation, reprit-il, en ayant l’impression de jouer au ping-pong avec la tête d’Howards. On peut penser que si la loi était votée, elle donnerait à la Fondation pour l’immortalité humaine le monopole de la cryogénie ; est-ce exact ? Aucun autre organisme n’aurait légalement le droit de mettre des corps en Hibernation ; la Fondation aurait le champ libre pour…
— Pas tout à fait, dit Howards en saisissant la perche arrangée à l’avance au Colorado. La Fondation deviendrait plutôt un service public comme le téléphone ou l’électricité – ce serait un monopole, bien sûr, dans la mesure où certains services publics ne peuvent fonctionner qu’en tant que monopoles, mais un monopole strictement contrôlé par le gouvernement fédéral dans l’intérêt public. (Bravo, exactement ce qu’on avait prévu, hein, Bennie ? Mais il y a une petite modification au programme.)
— Eh bien, tout ceci me paraît raisonnable, ne trouvez-vous pas, chers téléspectateurs ? fit Barron.
Et sur l’écran l’image de Benedict Howards parut adresser à son homologue un sourire complice qui signifiait : « Ça y est, je t’ai dans la poche. » Barron téléguida sur les lèvres du mannequin électronique une moue de larbin obséquieux, et pendant une folle seconde eut l’impression d’être sur l’écran face à face avec un Howards en chair et en os.
— Je ne vois pas, reprit-il, comment qui que ce soit pourrait élever une objection. Mais puisque c’est si simple que ça, monsieur Howards, pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? Et pourquoi tout ce remue-ménage au Congrès autour de votre projet de loi ? Voulez-vous que je vous dise d’où proviennent tous vos ennuis, monsieur Howards ?
— Essayez toujours, Barron, fit prudemment Howards.
Jack Barron actionna sa pédale pour demander à Vince cinq minutes avant le prochain commercial. La synchronisation allait être essentielle.
— De vos tripatouillages sémantiques, dit Barron d’un air si candidement innocent que Benedict Howards flaira le sarcasme et que la peur s’insinua dans son regard gris sur gris ; mais tout cela se passait à un niveau encore trop subtil, jugea Barron, pour que les téléspectateurs se doutassent de quelque chose. Ce qui lui rappela brusquement la présence, de l’autre côté de l’écran, de cent millions de témoins recensés au sondage Brackett.
— Que voulez-vous dire ? glapit Howards, et Barron sentit qu’il luttait pour rester maître de lui.
— Votre projet de loi est en difficulté parce qu’il est mal rédigé, voilà tout. Trop compliqué et trop long pour quelque chose qui se veut simple et direct… Toutes ces petites clauses vicieuses et contournées comme un alambic… c’est difficile de les interpréter. (Il tira de sa poche une feuille de papier vierge, le vieux truc à la Joe McCarthy.) Écoutez, poursuivit-il en agitant sa feuille de papier vers l’image de Howards sur le moniteur. Pourquoi ne pas s’expliquer tout de suite, sans plus attendre ? Cent millions d’Américains ne demandent qu’à vous écouter, monsieur Howards, et qui sait si votre projet de loi ne passera pas ensuite comme une lettre à la poste, pour peu que nous ayons pris la peine de débroussailler un peu le terrain tout autour, ne croyez-vous pas ?
Ayant prononcé ces paroles empoisonnées, il transmit le signal à Vince de lui donner les trois quarts de l’écran et aussi sec Howards ne fut plus qu’un avorton mort de frousse serrant les fesses sur son coin de sellette magique. Soudain, Barron se rendit compte que pour cent millions de personnes la scène était réelle, plus réelle que la réalité parce que c’était un pays tout entier qui participait à cette expérience sensorielle directe ; l’histoire était en train de se créer sous leurs yeux, encore que ce fût une histoire non événementielle qui n’avait de réalité que sur leur écran. Un étrange frisson glacé le parcourut tandis qu’il prenait pour la première fois conscience de la puissance sans précédent que représentait son image sur cent millions de récepteurs.