— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demanda Vince à l’interphone dès que défilèrent les premières images du commercial. (Ses traits étaient crispés et tendus, mais laissaient transparaître une sorte d’excitation ravie.) Les vidphones sont déchaînés, et Howards radote. Il déconne littéralement, Jack ! Il parle de te tuer, et de Nègres éviscérés et de cercles noirs… ça n’a aucun sens. Il est complètement sonné, Jack. Dieu sait ce qu’il est capable de raconter si on le lâche sur l’antenne maintenant.
Pris par l’odeur du combat, Jack Barron se trouva en train de répliquer de sa voix gouailleuse de Bug Jack Barron :
— Le Dieu des hippies n’a rien à voir là-dedans, Vince, la seule chose qui compte c’est que moi je sache ce que Bennie va dire, compris ? Ne le laisse pas raccrocher, et passe-le-moi dès que nous reprendrons l’antenne.
Le téléguide marqua « 60 secondes ». Derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle, Vince fit la grimace en disant nerveusement :
— Tu es déjà à la limite, Jack. Si tu laisses un fou comme Howards, qui connaît le secret de la moitié des tombes du pays, raconter n’importe quoi sur l’antenne, nous allons avoir sur les bras des procès à n’en plus…
— C’est moi qui décide, fit abruptement Barron. Mais… tu n’as peut-être pas tout à fait tort. (Serait-ce possible de me tirer quand même des pattes de Howards, de le laisser couler sans m’enfoncer avec lui ?) Écoute bien ce que je vais te dire. Quand je parlerai, donne-moi les trois quarts de l’écran et coupe le son de Howards. Quand je lui lancerai la balle, donne-lui les trois quarts, laisse-le radoter une ou deux secondes et coupe-lui le son en me redonnant l’écran. On fera ça sans arrêt, et ainsi il ne pourra pas placer plus de quelques mots, vu ?
— Voilà qui ressemble davantage au vrai Jack Barron que nous aimons tous, dit Gelardi tandis que le téléguide annonçait « 30 secondes ».
Les dernières images de la publicité pour Chevrolet disparurent du moniteur et Barron ressentit une fois de plus le pouvoir absolu qu’il exerçait sur l’écran, pouvoir d’une configuration de points de phosphore artificiels reliant directement son esprit à cent millions de cerveaux, pouvoir d’une réalité-illusion qui n’avait même pas d’existence. La vie et la mort, pensa-t-il. Rien que Bennie et moi, et ce pauvre con n’a pas une seule chance. Quels que soient les atouts qu’il détient en réalité, sur ce terrain-là il n’aura jamais la moindre chance parce que sur ces cent millions d’écrans il ne dira jamais que ce que je lui ferai dire, il ne sera que ce que je le laisserai être. C’est ma réalité, c’est comme s’il était pris au piège à l’intérieur de ma tête.
Et il comprit, finalement, le point de vue de Luke et de Morris. Quelle importance, qu’il soit ridicule comme Président ? Ce qu’est l’homme de chair et de sang à l’intérieur du studio ne compte absolument pas, la seule chose qui compte c’est ce que voient cent millions de crétins sur l’écran, il n’y a que cela de réel, l’image, parce que quand il s’agit de savoir ce qui se passe dans Ce Vaste Monde Qui Nous Entoure l’image c’est tout ce que connaissent ces pauvres cons.
Tu parles d’une farce ! se dit-il tandis que le téléguide affichait « Début d’émission » et qu’il contemplait son propre visage électrique, ses yeux des puits sinistres de pouvoir rien que parce qu’il inclinait un peu la tête de façon à capter les reflets kinesthopiques de la toile de fond derrière lui. Je peux faire ce que je veux sur ce putain d’écran, ce que je veux – personne n’est de taille à se mesurer à moi dans ce type de réalité, quelle que soit sa stature par ailleurs dans la réalité privée de chair et de sang que personne ne voit. Ce qui se passe sur l’écran, c’est ma volonté faite chair ; c’est moi qui fais la règle du jeu, moi qui contrôle chaque foutu point de phosphore que le pays voit. Pourquoi ne me feraient-ils pas Président aussi bien que n’importe quoi – merde, depuis Truman ils n’ont pas élu président un seul homme, ils votent pour une image et c’est tout ; et au jeu des images, qui est meilleur que Jack Barron ?
Dans le quadrant inférieur gauche le visage irréel en noir et blanc de Benedict Howards était rien moins que pathétique. Howards n’avait pas le plus petit commencement d’une chance, parce que ce que le pays tout entier était en train de regarder c’était non pas Bennie Howards mais une édition d’un Howards revue et corrigée par Jack Barron.
— Eh bien, annonça-t-il avec un sentiment de confiance qu’il jugeait presque obscène, revenons à notre petite histoire hypothétique. Il y a quelques instants au cours de cette émission nous avons évoqué certaines recherches sur l’immortalité, n’est-ce pas, monsieur Howards ? (Howards se mit à hurler muettement sur l’écran et Barron, pensant à Sara, éprouva une joie sauvage à l’idée des affres de frustration paranoïaque que devait endurer Howards, sachant que c’était sa vie qui partait à vau-l’eau et qu’il n’y avait absolument rien qu’il pût faire, même pas crier.) Vous disiez alors que la Fondation n’avait mis au point aucun traitement pour l’immortalité… Et si moi je prétendais le contraire ? Et si j’étais en mesure d’en apporter la preuve ? (Fais gaffe, Jack, baby, aux lois sur la diffamation !) Qu’est-ce que vous avez à répondre à cela, Howards ? Allez-y, je vous défie de m’apporter le démenti ici même, devant cent millions de témoins !
Le visage de Jack Barron était un monstre en triple grandeur en couleurs vivantes entourant l’image muette de Benedict Howards. Tandis que Vince inversait le rapport, Barron comprit ce qui allait se produire au moment même où…
Le regard d’Howards se figea, et chaque pore de son visage grossièrement dilaté par l’écran noir et blanc sembla diffuser une diabolique démence. Lorsque Vince lui coupa le son, il était en train de hurler :
— … tuerai, Barron ! Je vous tuerai ! (Puis il blêmit soudain en se rendant compte que le son passait.) C’est un mensonge ! réussit-il à crier d’une voix un peu moins rauque. C’est un mensonge scandaleux ! Il n’existe aucun traitement pour l’immortalité, je vous en donne ma parole, rien que le cercle noir qui s’estompe et que nous combattons, nous sommes du côté de la vie contre le cercle noir contre les Nègres évisc… (Son visage se mit à trembler lorsqu’il prit conscience de ce qu’il avait failli dire, et il se tut au moment même où Vince lui coupait le son pour donner les trois quarts de l’écran à Barron.)
Merde, qu’il parle ou pas c’est la même chose, se dit Barron. Je n’ai qu’à faire mon petit numéro et les laisser voir le résultat sur son visage…
— Ne vous énervez pas, Howards ! dit-il d’un ton glacé. Mais si ça peut vous faire plaisir, nous allons reprendre notre petite hypothèse par l’autre bout. Supposons donc, puisque vous insistez, qu’il existe un traitement pour l’immortalité nécessitant oh… disons la transplantation de certaines glandes qui implique la vivisection de jeunes enfants…