— La semaine dernière, j’ai fait un voyage éclair dans le Mississippi pour interroger un homme – vous l’avez vu ici même – qui prétendait que quelqu’un lui avait acheté sa fille pour cinquante mille dollars, poursuivit Barron, flirtant toujours avec les lois sur la diffamation. Peut-être quelque fondation en quête de matière première pour ses transplantations de glandes… vous voulez que je vous fasse un dessin ? Toujours est-il que trois personnes, et pas une de plus, étaient au courant de mon déplacement : le gouverneur Lukas Greene, un ami de très longue date ; la femme que j’aimais ; et… Benedict Howards. Cet homme à qui je devais parler s’est fait descendre sous mes yeux par un tueur professionnel qui m’a manqué de peu. Une de ces trois personnes a payé ce tueur pour descendre George Franklin et pour essayer de m’assassiner. De laquelle s’agissait-il ? Mon ami, ma femme, ou…
Barron s’interrompit de nouveau, à la fois pour jouir de l’effet produit et parce qu’il hésitait à franchir ce nouveau Rubicon au-delà duquel sa vie même risquait d’être en danger. Le visage de Howards sur l’écran du moniteur était cendreux mais étrangement calme, comme s’il se reconnaissait impuissant contre ce qui allait venir mais se consolait à l’idée qu’il ne serait pas le seul à être détruit. Je t’emmerde, Bennie ! pensa Barron. Et vive l’Empereur… pendant un million d’années !
— … ou Benedict Howards, qui a acheté la fille de cet homme pour l’assassiner froidement dans son laboratoire du Colorado, Benedict Howards qui est immortel grâce aux glandes d’enfants innocents cousues dans son misérable corps, Benedict Howards qui a assassiné Theodore Hennering et sa femme et Henry George Franklin, Benedict Howards qui a essayé de m’assassiner. Après tout, monsieur Howards, c’est la première fois qui coûte le plus, n’est-ce pas ? On ne peut mourir qu’une seule fois sur la chaise électrique.
Il transmit l’ordre à Vince de restituer le son à Howards et de lui donner toute l’image. Le moment de vérité, pensa Barron tandis que le visage de Benedict Howards s’étalait sur l’écran comme une vessie bouffie. Je suis bon pour une attaque en diffamation si Bennie n’est pas assez cinglé pour se laisser prendre à mon jeu. Il laissa le visage muet d’Howards engloutir trois ou quatre secondes de temps d’émission ; dans son regard il perçut la lutte entre une rage paranoïaque aveugle et les vestiges cyniques de l’esprit amoral et calculateur qui avait édifié la Fondation et s’était hissé jusqu’à sa fichue immortalité en massacrant en chaîne des enfants innocents et en trouvant encore à redire sur le prix de revient.
Deux côtés de la même médaille, se dit Barron. Un paranoïaque à froid s’en prendra sans pitié à n’importe qui parce qu’il est persuadé que tout le monde en a après lui ; et le même type dès qu’il craque ne sera plus qu’une loque hurlante frappant aveuglément tout ce qui bouge. Il faut que j’arrive à lui faire sauter le pas !
— Quel effet cela vous fait-il, Howards ? demanda-t-il en laissant parler ses propres viscères. Quel effet cela vous fait-il d’avoir en vous des glandes volées à un enfant mort, des choses visqueuses comme des limaces molles qui vous rampent sous la peau – vous les sentez ? – qui vous dévorent lentement lentement lentement et vous dévoreront pendant un million…
— Arrêtez ! Arrêtez ! hurla Howards, et son visage emplit l’écran d’un masque de terreur animale, ses yeux roulant comme des derviches, ses lèvres tremblantes et molles comme celles d’un homme en transe. Je ne veux pas qu’ils me tuent ! Je ne veux pas être étouffé par le cercle noir qui s’estompe de Nègres éviscérés de tuyaux de plastique dégoulinants pénétrant dans mon nez ma gorge ! Je ne veux pas qu’ils me tuent ! Personne ne peut tuer Benedict Howards ! Je les achète je les possède je les tue sénateurs président, cercle noir qui s’estompe… je ne veux pas mourir ! Non ! Non ! Je ne veux pas qu’ils me…
Dzing ! À la fin Vince n’avait pas pu tenir le coup ; le visage d’Howards avait disparu de l’écran, le son était coupé et l’image de Jack Barron emplissait tout l’écran.
Bordel de merde ! avait failli s’exclamer Barron. C’est bien le moment de faire du sentiment ! Qu’est-ce qui… Mais soudain, un éclair de compréhension le traversa : Bennie est complètement déboussolé ! Il ne sait même plus ce qu’il dit. Peut-être que je peux faire plus que lui faire avouer qu’il a tué Hennering. S’il pouvait reconnaître sur l’écran qu’il m’a entortillé, que j’ignorais en quoi consistait le traitement… la vérité ! Peut-être qu’il est assez sonné pour avouer la vérité. Mais il faut que je déballe tout, que je désamorce sa machine infernale et que je remette mon sort entièrement entre leurs mains, ma vie et tout. Tu parles d’une grande première télévisée… la vérité chiée dans toute sa splendeur !
— Racontez-leur, Howards, racontez à tout le fichu pays comment vous les avez roulés. Parlez-leur de Teddy Hennering, parlez-leur de la Fondation pour l’immortalité humaine, parlez-leur de l’immortalité vue de l’intérieur. Dites-leur quel effet ça fait d’être un assassin.
Il marqua un moment d’arrêt, appuya une fois sur la pédale gauche… et rien ne se produisit. Derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle, Vince secoua négativement la tête. Barron appuya à nouveau sur la pédale ; même réaction de Vince. Barron écrasa la pédale au sol. Vince grogna muettement, et capitula. Le visage d’Howards emplit les trois quarts de l’écran.
— Racontez-leur, ou c’est moi qui serai obligé de le faire à votre place, reprit Barron en enfonçant à deux reprises la pédale de droite pour demander un commercial dans deux minutes. (Il faillit sourire en voyant Gelardi joindre les deux mains pour mimer une prière de gratitude.)
— Écoutez-moi, Barron, il n’est pas encore trop tard, geignit Howards, son visage rendu blême par une terreur abjecte d’où avait disparu toute trace de rage. Pas trop tard pour arrêter le cercle noir qui se referme qui se referme… Je ne dirai à personne, je vous le jure, je ne le dirai à personne… vous et moi nous pouvons vivre éternellement, Barron, nous n’aurons jamais besoin de mourir, nous serons jeunes et forts pendant un million d’années, il n’est pas trop tard, je le jure, vous et moi et votre femme aussi…
Donnant l’ordre à Vince de laisser l’écran partagé comme il l’était, Barron répondit doucement, modérément, en laissant passer dans les yeux de son double quelque chose de plus dur qu’un regret et de plus glacé que de la colère :
— Ma femme est morte, Howards. Elle a sauté du haut du vingt-troisième étage, du vingt-troisième. Un suicide… mais pas pour moi. Pour moi, vous l’avez tuée, de façon aussi sûre que si vous l’aviez poussée. Vous avez peur maintenant, Bennie ? Vous commencez à voir où je veux en venir ?
Incroyablement, la terreur totale qui déformait le visage d’Howards accomplit un saut quantique. Ce n’était plus de la peur maintenant, c’était un abîme de désespoir paranoïaque. Tout ce qu’il put faire, c’est murmurer : « Non… non… non… non… non… » comme un enfant obscène âgé d’un million d’années qui bavait de ses lèvres tremblantes. Maintenant il savait que c’était fini.
Barron demanda et obtint l’écran et le son pour lui tout seul ; le téléguide afficha « 90 secondes ».
— Ma femme est morte parce que Benedict Howards l’a rendue immortelle, reprit-il. Elle était immortelle et ça l’a tuée, vous saisissez l’humour ? Elle ne pouvait pas continuer à vivre avec elle-même quand elle a découvert… Son immortalité a fait une autre victime, voyez-vous. Quelqu’un qu’elle n’avait jamais vu et qui est mort pour qu’elle puisse être immortelle – un pauvre gosse dont le corps a été irradié par la Fondation jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un cancer vivant, afin de lui prélever ses très précieuses glandes pour les greffer dans le corps de ma femme. Et la faire vivre éternellement.