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« Mais elle ne vivra pas un million d’années. Elle est morte. Elle s’est tuée parce qu’elle ne supportait pas de vivre en sachant ce qu’on lui avait fait. J’aimais cette femme, aussi vous me pardonnerez si je pense qu’elle n’a pas agi simplement sous le poids de la culpabilité. Elle me l’a dit, juste avant de sauter. Elle savait qu’il s’en tirerait, qu’il vivrait éternellement pour tuer, pour corrompre ou éliminer tous ceux qui se mettraient en travers de son chemin à moins que… à moins que quelqu’un ne soit assez fou ou désespéré ou se fiche suffisamment des conséquences pour clamer sur les toits ce qu’il était en train de faire. Sara Westerfeld s’est tuée pour me faire faire exactement ce que je suis en train de faire. Elle est morte pour vous ! Qu’est-ce que vous dites de ça, téléspectateurs de mon cœur ?

Barron se sentit enveloppé par la brume de cristal de la légende. Le studio, le moniteur, les silhouettes derrière la vitre de la cabine de contrôle étaient des choses qui ne pouvaient pas exister. Les paroles qu’il avait prononcées étaient des choses qu’il n’avait jamais prononcées en public, devant cent millions de personnes. Ce qui était en train de se passer n’avait jamais été filmé par des caméras et on pourrait regarder le petit écran pendant toute l’éternité sans jamais rien y voir qui s’en approchât.

Mais c’était en train d’arriver, à cause de lui, et il n’y avait rien de plus facile au monde. L’histoire, pensa-t-il, je suis en train de faire l’histoire, et c’est quand même du show-business. Des images qui bougent et qui fabriquent un putain de mythe…

Il actionna du pied la pédale et Howards reparut sur le quart de l’écran avec le son. Mais il était aussi rigide et muet qu’une photo en noir et blanc.

— Allez-y, Howards, profitez de votre dernière chance, racontez-leur le reste. Dites-leur pourquoi vous avez rendu Sara Westerfeld immortelle, dites-leur qui d’autre vous avez rendu immortel. Allez-y, défendez-vous !

Howards demeura silencieux. Il ne semblait même pas entendre. Le téléguide annonça « 30 secondes » et Barron sut qu’il était prêt pour le dernier round. Après ce commercial, Howards allait saigner pour de bon.

— Tant pis, poursuivit-il avec des lames de rasoir dans la voix. C’est moi qui vais leur dire. (Il fourra la main dans sa poche et en sortit la même feuille de papier vierge qui lui avait servi précédemment.) Vous voyez ceci, mes amis ? C’est un contrat d’Hibernation, mais d’un modèle très spécial. Il y est écrit que la Fondation pour l’immortalité humaine s’engage à faire subir au titulaire du contrat un traitement à l’issue duquel il devient immortel…

Il s’interrompit, agita le morceau de papier devant la caméra comme un linge sanglant :

— Ce contrat, c’est le mien, dit-il.

Pendant que le commercial passait, Barron vit l’atmosphère de confusion et de veillée funèbre qui régnait dans la cabine de contrôle. Le visage de Gelardi à travers la paroi vitrée semblait avoir vieilli de dix ans. Il parla dans l’interphone :

— Jack, qu’est-ce que tu…

— Laisse-moi l’antenne, Vince.

— Mais que se passe-t-il ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu es en train de faire ?

Si je me rends compte ! pensa Barron. Est-ce que je me suis jamais rendu compte de ce que je faisais avant ce soir ?

— Ne m’enlève pas l’antenne, Vince, dit-il, et assure-toi que Howards reste au bout du fil.

Gelardi hésita, et ce fut d’une voix bouleversée qu’il continua :

— Les gros pontes sont déchaînés. Ils gueulent que tu les exposes au plus grand procès que l’histoire ait jamais connu. Ils m’ordonnent de te retirer l’antenne. Je suis désolé, Jack…

— C’est mon émission, Vince ! hurla Barron. Tu peux dire à ces enculés d’aller se faire foutre ! Tu peux leur dire aussi que tout ce que j’ai dit est vrai, et que la seule façon pour eux d’éviter un procès en diffamation est de me laisser continuer ce que j’ai commencé.

— C’est une sale histoire, dit Gelardi tandis que le téléguide annonçait : « 60 secondes ».

— C’est un sale monde, Vince, dit Barron en coupant l’interphone.

Le vieux junkie de pouvoir va avoir son compte, ça c’est sûr, pensa-t-il. Benedict Howards est à ma merci malgré son pouvoir, malgré le fromage démocrate qu’il tient entre ses sales pattes. Sur ce terrain, c’est moi qui dicte les règles du jeu. Et je peux faire plus que sauver ma peau – ce qui n’est plus un problème à présent – je peux foutre en l’air la cabale qui déchire le pays ; saccager tellement les prochaines élections que n’importe qui aura une chance de l’emporter ; et je peux le faire sur-le-champ, en direct en couleurs vivantes !

Un rêve, oui, un rêve de Jack et Sara de Berkeley, Jack Barron sous les projecteurs en train de foutre le bordel. Un rêve devenu réalité. J’ai sous la main l’ordure qui connaît l’endroit où sont les cadavres (mais qui les a enterrés au départ ?), prêt à être taillé en pièces.

Sara ! Sara ! Si seulement tu pouvais être là pour voir ce qui va suivre ! Bug Jack Barron coulera peut-être mais il ne coulera pas tout seul et ça risque de faire du bruit. Sara… Sara… C’est la seule façon de pleurer pour toi que je connaisse.

Il contempla le commercial dénué de sens qui passait sur le moniteur tandis que le téléguide affichait « 30 secondes », et il sut que d’ici une demi-minute son image, réalité plus réelle que la réalité, allait faire brûler cent millions de regards tout comme s’ils étaient avec lui dans la pièce.

Il allait leur faire beaucoup plus que ça, il allait les faire regarder par ses yeux, entendre par ses oreilles, il allait les réduire à la dimension d’un point de phosphore dans sa tête.

En un étrange renversement de perspective, il comprit que s’ils faisaient partie de lui, l’image de Jack Barron faisait aussi partie d’eux. Ce à quoi il s’était toujours dérobé lui était tombé sur le coin de la gueule de l’endroit qu’il soupçonnait le moins. Bug Jack Barron, que ça lui plaise ou pas, était le pouvoir, un pouvoir terrible et sans précédent, qui le plaçait devant l’alternative à laquelle chaque camé de pouvoir depuis le commencement des temps avait été confronté : avoir assez d’aplomb pour prétendre être quelque chose de plus qu’un homme, ou baisser froc vis-à-vis de millions de gens qui ont mis une partie d’eux-mêmes dans l’image qu’ils se font de vous, et être moins qu’un homme.

Tandis que le téléguide annonçait : « Début d’émission », Jack Barron comprit qu’il n’y avait qu’une façon pour lui de jouer cette partie. J’ai été traité de beaucoup de noms, se dit-il, mais de modeste jamais.

Sur l’écran, le paquet d’Acapulco Golds disparaît en fondu pour faire place à un visage, une image de vidphone grise et floue, quelque peu distendue. Il y a quelque chose d’inhumain dans le regard, un vide un peu trop luisant, et la bouche tremble tandis que la salive perle au coin des lèvres.

Par-dessus ce gros plan de Benedict Howards, une voix mesurée, ferme, mais empreinte d’une douleur réprimée qui lui donne son caractère d’authenticité totale, la voix de Jack Barron :