— Tiens ! Tiens ! Nous reprenons donc le cours de notre émission, et pour les téléspectateurs qui viennent d’ouvrir leur poste je précise que l’homme que vous voyez en ce moment sur votre petit écran est Benedict Howards, celui qui croyait pouvoir acheter n’importe qui aux États-Unis, moi y compris – et entre nous, mes amis, il avait raison.
Le visage noir et blanc sur l’écran semble crier muettement quelque chose, comme si les mots ne sortaient pas de sa gorge, puis il disparaît, remplacé par le visage en gros plan de Jack Barron. Les cheveux blond-roux sont en désordre, comme si l’importance du moment l’empêchait de les coiffer ; les yeux semblent immenses, prêts à bondir de leurs orbites nappées d’ombre pour transpercer l’écran ; et assez étrangement, il paraît à la fois vieilli et rajeuni.
— Vous croyez peut-être qu’on ne peut pas vous acheter ? poursuit Barron, et sa voix est amère, désillusionnée et pourtant ironiquement indulgente. Vous en êtes bien sûrs ? Vous en êtes si sûrs que ça ? Moi aussi je l’étais, mes amis. Mais si l’acheteur s’appelle Benedict Howards ? Si le prix est la vie éternelle ? Vous êtes toujours sûrs ? Imaginez un peu ce que c’est que d’être mort. Vous dites que vous ne pouvez pas ? Bien sûr que vous ne pouvez pas. Vous ne pouvez rien faire quand vous êtes mort. Pensez-y, parce que tous vous allez mourir un jour, vous serez livrés au néant, morts – à moins que Benedict Howards n’estime avoir de bonnes raisons de vous accorder la vie éternelle. Et il pensait avoir une bonne raison de m’acheter, et moi je me suis vendu. Je n’ai aucune excuse, mes amis, sinon que je ne voulais pas mourir. Et vous ? Ainsi, tel que vous me voyez, je suis immortel avec des glandes d’enfants morts cousues dans mon corps. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Vous me haïssez – ou ce picotement dans vos entrailles est-il simplement de l’envie ? Mais avant de juger…
Maintenant toute la moitié gauche de l’écran est occupée par le visage de Benedict Howards, spectre gris de paranoïa menaçante que Jack Barron cloue de ses grands yeux verts en disant :
— Allez, Howards, racontez-leur le reste.
— Le reste… ? marmonne Howards comme un petit garçon perdu. Quel reste ? Il ne reste plus rien que le cercle noir qui s’estompe de la vie qui s’enfuit dans des bocaux de plastique Nègres éviscérés… vous êtes en train de me tuer, Barron, le cercle noir de la mort se referme sur moi et m’étouffe, m’étouffe… Le reste ? Le reste… ?
La sportjac ciel, la chemise jaune, les cheveux blond-roux de Barron et son regard meurtri semblent une oasis d’humanité en bataille à côté de la démence gris sur gris émanant de la deuxième moitié de l’écran, aussi irréelle et surnaturelle qu’un documentaire vacillant sur Adolf Hitler.
— Vous n’oubliez pas quelque chose, Bennie ? Rappelez-vous ce que vous me disiez dans le Colorado, vous me disiez que jamais je n’aurais le courage de faire ce que je fais en ce moment. Rappelez-vous le contrat, et la petite clause spéciale justement prévue pour une telle occasion. Vous avez oublié ce que vous me disiez ?
Le visage d’Howards semble se gonfler comme un ballon gris qui remplit l’écran tout entier ; il en sort un jet saccadé de paroles sur un registre de plus en plus aigu :
— J’aurai votre peau, Barron, je me vengerai assassin au service du cercle noir qui m’étouffe, vous m’avez assassiné Barron, je vous aurai je vous tuerai comme vous me tuez… (L’image de Jack Barron en couleurs vivantes apparaît dans le quadrant inférieur gauche, fragment d’humanité fragile menacée par le monstre gris qui l’entoure mais pourtant plus forte que lui.) J’ai votre nom noir sur blanc dans le contrat, glapit Howards. Devant n’importe quelle cour du pays c’est une confession. Complicité de meurtre ! Oui, je peux le prouver, j’ai son nom dans le contrat, il accepte les conséquences légales du traitement – si je vais sur la chaise électrique il y va avec moi. Vous aussi vous êtes un assassin, Barron !
Venant du monstre gris, les mots sont irréels et une sorte de soulagement s’instaure lorsque les images permutent et que le visage de chair et de sang de Barron emplit les trois quarts de l’écran, reléguant la photo de journal de Benedict Howards dans le coin gauche comme pour rétablir l’ordre naturel des choses.
— Moi aussi ? Je suis un assassin moi aussi ? demande Barron, et chaque syllabe semble impliquer une totale conviction, venant d’un homme et non plus d’une image.
— Oui, vous aussi ! Vous le savez très bien et je peux le prouver ! Vous êtes un assassin aussi, Barron !
Jack Barron se détourne de cette chose qu’il domine, et dans son regard, son regard humain tourné vers les téléspectateurs, se lit une rage meurtrie.
— Je suis un assassin aussi, dit-il. Vous l’avez entendu, tous : un assassin aussi. Ne vous avais-je pas dit que je m’étais vendu à Howards ? Il m’a rendu immortel, mais d’abord il m’a fait signer un contrat où je reconnais endosser toutes les responsabilités légales du traitement subi, y compris celle de meurtre. Oui, de meurtre, car la Fondation achète des enfants pour les tuer et transplanter leurs glandes et j’ai en moi des morceaux de l’un de ces malheureux gosses. Je suis donc un assassin moi aussi.
L’image de Benedict Howards s’éclipse, et le visage de Jack Barron emplit l’écran. À cet instant, une transformation paraît se produire dans ce visage aux traits incisifs. Il s’adoucit, revêtant presque une tendresse vulnérable, et ses grands yeux brillants se voilent de culpabilité et d’auto-accusation – un visage qui vous donne envie de consoler l’âme blessée qu’il recèle, un visage qui dans sa douleur porte la marque d’une indubitable et bouleversante franchise.
Et lorsque Barron parle, sa voix est pondérée, tranquille, sans l’ombre d’un artifice :
— Maintenant, je vais vous demander quelque chose que jamais je n’ai demandé à personne. Je n’en ai pas le droit, mais je vais vous demander de me croire sur parole quand je dis que je n’étais pas au courant. Je ne savais pas que l’immortalité pour moi signifiait la mort pour un gosse jusqu’au moment où je me suis éveillé sur un lit d’hôpital et où Benedict Howards me l’a dit. Je ne suis pas un petit saint, et vous le savez comme moi. J’avoue que je tenais assez à l’immortalité pour me vendre à Howards, et vous avez tous les droits de me mépriser pour cela. Mais tuer des enfants, c’est une chose que je ne puis avaler sous aucun prétexte et en aucun cas, et c’est la seule chose que je vous demande de croire. Des preuves ? Howards les a toutes de son côté, ainsi que les meilleurs témoins que l’argent puisse acheter pour jurer que j’étais au courant de ce que je faisais. Ma seule preuve de bonne foi, c’est que je me trouve en ce moment devant vous pour remettre ma vie entre vos mains et vous dire la vérité parce que je ne pourrais pas me supporter autrement. Il ne me reste plus qu’à espérer que vous me croirez.
Un silence, trois secondes entières de silence mortel qui semble durer une éternité, et le regard de Barron emplit l’écran comme une blessure béante, une fenêtre ouverte sur son âme. Regard meurtri et étrangement humble qui contient une certaine mesure de défi, honnête et sans artifice, et qui n’a d’autre appui que la vérité. Pourtant, dans ce défi ouvert et sans défense, brille la certitude de la vérité.
Un insoutenable moment de réalité humaine jailli de la configuration de points de phosphore sur l’écran en deux dimensions…
Puis soudain le moment passe et le visage de Barron retrouve une certaine dureté (rendue poignante par la douceur que l’on devine derrière) tandis que le regard se fait à nouveau résolu.