Mais il y a tant de choses que je voudrais oublier et qui ne devraient jamais l’être. Sara… je n’oublierai jamais Sara…
Ah oui, tu crois ? Jamais… Le mot avait des tas de significations nouvelles, comme tout le reste quand on le regardait avec des yeux nouveaux. Des yeux qui seraient toujours neufs, jeunes, qui se transformeraient chaque matin au réveil comme ceux d’un gosse qui sait qu’il a toute sa vie devant lui, pour toujours, à quoi ressemblerai-je dans un millier d’années ?
Mille ans tout seul…
Non, c’est une façon périmée d’envisager les choses. Un jour ils découvriront le moyen de donner l’immortalité à tout le monde sans avoir besoin de ne tuer personne. Maintenant que le public est au courant et que la loi d’Hibernation publique est sûre de passer quel que soit le nouveau président… ce n’est plus qu’une question de temps pour que tout le monde se retrouve où je suis, et en attendant je peux rester seul, j’ai tout le temps qu’il faut. En attendant…
En attendant, je suis en plein dans la politique jusqu’aux élections – il fallait bien contenter Morris pour sauvegarder l’émission. Et puis c’est assez marrant après tout, avoue-le.
Quarante-sept candidats à la présidence se démenant dans tous les sens comme autant de poulets décapités, jurant que tout ça va changer, qu’ils apportent la solution dont le pays a besoin. Et qui sait, je peux même gagner – et c’est là que ces bons vieux É.-U. d’A. recevront leur plus beau coup de pied au cul. Mais pas à la manière qu’imaginent Luke et ses copains…
La tête que fera Luke, pensa-t-il. Un coup à le faire pisser dans son froc ! « La Justice Sociale »… Je voudrais gagner rien que pour que cet enculé de Morris puisse voir ce que c’est que la Justice Sociale selon Jack Barron. Une fois qu’on aura fait entrer un Noir à la Maison-Blanche, même par la petite porte, plus rien ne sera pareil.
La politique ! Les politiciens ! Ces cons n’ont pas le moindre sens de l’humour. Ils croient qu’ils ont trouvé une figure de proue pour gagner à leur place, un pantin qu’ils pourront baiser en coulisse après les élections.
Mais ils se foutent le doigt dans l’œil. Si je gagne, il y en a qui vont chier des briques au moment de l’Investiture ! Quand le vieux Jack Barron annoncera qu’il renonce à la Présidence en faveur du vice-président Lukas Greene. Le vice-président noir Lukas Greene !
Ça leur apprendrait à tous ces conards à jouer au jeu des figures avec le champion du monde. Une bonne tarte à la crème bien onctueuse au visage de la nation, exactement ce dont elle a besoin, quatre années de présidence noire… et qui sait, peut-être qu’à la fin ils aimeraient tellement ça qu’ils en redemanderaient.
En attendant…
Il ouvrit la porte, entra dans le bureau de Carrie Donaldson. Carrie leva les yeux vers lui en demandant avec circonspection :
— Oui, monsieur Barron ?
Après tout, pourquoi pas ? se dit Jack Barron. Tes blessures guériront, et tu lui dois bien quelque chose. Et puis, elle se débrouille bien au lit, rappelle-toi.
— Si on allait déjeuner ensemble, Carrie ? demanda-t-il. Je n’ai pas envie de travailler cet après-midi.
— Est-ce une proposition… Jack ?
Barron se mit à rire. Cela faisait du bien.
— C’en est une. Tant que tu continueras de m’appeler Jack.
— Jack… fit-elle, en lui prenant la main. (Et ensemble ils quittèrent le bureau.)
Une fille comme les autres ? se demanda Barron. Ou quelque chose de plus ? Bah, quelle importance, ce que ça durera, une nuit, une semaine ou bien cent ans, qu’est-ce que ça peut faire ?
Soudain plus rien ne paraissait compter de ce qui allait se passer dans une minute, un an ou un siècle. Il avait presque appris à penser à Sara sans que cela soit aussi douloureux. Il avait compris finalement qu’il avait tout le temps de cicatriser même ses blessures les plus profondes, de concevoir tous les plans qu’il voulait autant de fois qu’il le voudrait et puis d’en changer ensuite. Il avait tout le temps devant lui pour faire n’importe quoi.
Tout le temps au monde.