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– Prends donc… ne te gêne pas… J’en ai une pleine malle… disait l’intéressant jeune homme en fermant les yeux pour pouvoir parler.

Jack, souriant à travers ses larmes, faisait signe que non, qu’il ne voulait pas de ces excellents bouts de cigare; et l’élève Saïd, dont l’éloquence était très limitée, restait planté devant lui, ne sachant plus que dire, quand M. Moronval rentra.

Il était allé reconduire mademoiselle Constant jusqu’à la voiture et revenait animé d’une respectueuse indulgence pour le chagrin de son nouveau pensionnaire.

Le cocher Augustin avait de si belles fourrures, le cheval du coupé paraissait si fringant, que le petit de Barancy bénéficia de l’apparence superbe de son équipage. C’était fort heureux pour lui, M. Moronval ayant d’ordinaire recours, pour calmer les nostalgies de ses «pays chauds,» à une méthode sifflante, cinglante, coupante, et pas du tout Decostère.

– C’est cela, dit-il à l’Égyptien, tâchez de le distraire… Jouez ensemble à de petits jeux… Mais d’abord, rentrez dans la salle où il fait plus chaud qu’ici… Je donne congé jusqu’à demain pour la bienvenue du nouveau.

Pauvre nouveau!

Dans la grande rotonde vitrée, où une dizaine de métis jouaient aux barres en hurlant, il fut tout de suite entouré, questionné dans des jargons incompréhensibles. Avec ses boucles blondes, son plaid, ses jambes nues, immobile et timide au milieu de la gesticulation effrénée de tous ces petits pays chauds maigres et vifs, il avait l’air d’un élégant petit Parisien égaré dans la grande cage des singes au Jardin des Plantes.

Cette idée qui vint à Moronval l’égaya beaucoup; mais il fut tiré de son hilarité silencieuse par le bruit d’une discussion très animée où les «beûh! beûh!» de Labassindre et la petite voix solennelle de madame Moronval se livraient à une joute terrible. Tout de suite, il devina ce dont il s’agissait, et s’empressa d’aller porter secours à sa femme, qui défendait héroïquement l’argent du trimestre contre les réclamations des professeurs auxquels il était dû un considérable arriéré.

Évariste Moronval, avocat et littérateur, avait été amené de la Pointe-à -Pitre à Paris, en 1848, comme secrétaire d’un député de la Guadeloupe.

C’était à cette époque un gaillard de vingt-cinq ans, plein d’ambition et d’appétit, ne manquant ni d’instruction ni d’intelligence. Sans fortune, il avait accepté cette position dépendante, pour se faire défrayer du voyage et pouvoir arriver jusqu’à ce terrible Paris, dont la flamme s’étend si loin par le monde qu’elle attire même les papillons des colonies.

À peine débarqué, il lâcha son député, fit quelques connaissances, et se lança d’abord dans la politique parlante et gesticulante, espérant y retrouver ses succès d’outre-mer. Mais il avait compté sans la blague parisienne et ce maudit accent créole dont il ne put jamais se défaire, malgré tous ses efforts.

La première fois qu’il parla en public, c’était dans je ne sais plus quel procès de presse, il eut une sortie violente contre tous ces miséabes quoniqueux qui deshonoaient la littéatu, et l’immense éclat de rire dont fut accueillie sa tirade, avertit le pauvre «Évaïste Moonval» de la difficulté qu’il aurait à se faire un nom comme avocat.

Il se contenta donc d’écrire; mais il s’aperçut bien vite qu’il n’est pas aussi facile d’être célèbre à Paris qu’à la Pointe-à -Pitre. Très orgueilleux, gâté par ses succès de clocher, violent à l’excès avec cela, il passa successivement par plusieurs journaux, mais ne put rester dans aucun.

Alors commença pour lui cette terrible vie de vache enragée qui vous brise tout de suite ou vous bronze à jamais. Il fut un de ces dix mille pauvres hères, faméliques et fiers, qui se lèvent chaque matin à Paris, tout étourdis de faim et de rêves ambitieux, dévorent dans la rue par petites bouchées un pain d’un sou caché dans leur poche, noircissent leurs habits d’une plumée d’encre et blanchissent leurs cols de chemise avec de la craie de billard, n’ayant pour se réchauffer que les calorifères des églises et des bibliothèques.

Il connut toutes les humiliations, toutes les misères, et le crédit coupé à la gargotte, et la clef du garni refusée à onze heures du soir, et la bougie trop courte pour les veilles, et les souliers qui prennent l’eau.

Il fut un de ces professeurs de n’importe quoi, qui battent inutilement le pavé de Paris, fit des brochures humanitaires, des articles pour les encyclopédies à un demi-centime la ligne, une histoire du moyen-âge en deux volumes à vingt-cinq francs chaque volume, des précis, des manuels, des copies de pièces de théâtre pour des maisons spéciales.

Répétiteur d’anglais dans des institutions, il fut renvoyé pour avoir battu les élèves par une vieille habitude de créole. Puis il postula pour entrer commis greffier à la Morgue, mais il échoua faute de protections, et aussi à cause d’un certain dossier politique.

Enfin, après trois ans de cette horrible existence, quand il eut mangé un nombre incalculable de radis noirs et d’artichauts crus, quand il eut perdu ses illusions et ruiné son estomac, le hasard lui fit trouver une leçon d’anglais dans un pensionnat de jeunes filles tenu par trois sœurs, les demoiselles Decostère.

Les deux aînées avaient passé la quarantaine, la troisième atteignait ses trente ans. Toute petite, sentimentale et pleine de prétention, l’inventeur de la méthode Decostère était menacée comme ses sœurs du célibat à vie, quand Moronval fit sa demande et fut accueilli.

Une fois mariés, ils vécurent quelque temps encore dans la maison, où tous les deux se rendaient utiles en donnant des leçons. Mais Moronval avait gardé de sa misère des habitudes de flâne, de café, et toute une suite de bohèmes qui envahirent le paisible et honnête pensionnat. En outre, le mulâtre menait ses élèves comme il aurait conduit une exploitation de cannes à sucre. Les vieilles demoiselles Decostère, qui adoraient leur sœur, furent pourtant forcées d’éloigner le ménage en l’indemnisant d’une trentaine de mille francs.

Que faire de cet argent?

Moronval eut d’abord envie de fonder un journal, une revue; mais la peur de croquer son magot l’emporta chez lui sur la joie de s’imprimer tout vif.

Avant tout, il lui fallait un moyen sûr de s’enrichir, et c’est en le cherchant qu’une idée de génie lui arriva un jour.

Il savait qu’on envoie les enfants des pays les plus lointains faire leur éducation à Paris. Il en vient de la Perse, il en vient du Japon, de l’Indoustan, de la Guinée, confiés à des capitaines de navire ou à des commerçants qui leur servent de correspondants.

Tout ce petit monde étant en général bien pourvu d’argent et assez novice sur la manière de l’employer, Moronval comprit qu’il y avait là une mine facile à exploiter. De plus, le système de madame Moronval-Decostère pouvait s’appliquer parfaitement à corriger toutes sortes d’accents étrangers, de prononciations défectueuses. Le mulâtre eut recours à quelques relations conservées dans les journaux des colonies pour faire insérer une réclame étonnante écrite en plusieurs langues, et reproduite dans les feuilles de Marseille et du Havre, entre les noms des navires en partance et les extraits du Bureau-Veritas.

Dès la première année, le neveu de l’iman de Zanzibar et deux superbes noirs de la côte de Guinée débarquèrent à Batignolles dans le petit appartement de Moronval, désormais trop étroit pour son commerce. C’est alors qu’il se mit en quête d’un local suffisant, et que, pour concilier à la fois l’économie et les exigences de sa nouvelle position, il loua, dans cet affreux passage des Douze-Maisons, avantagé d’une si belle grille sur l’avenue Montaigne, les bâtiments abandonnés d’une photographie hippique, qui venait de faire faillite récemment, les chevaux s’étant toujours refusés à pénétrer dans ce cloaque.