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On pouvait reprocher au nouveau pensionnat l’abondance de ses vitrages; mais ce n’était qu’en attendant, car les photographes avaient fait espérer à Moronval une prochaine expropriation pour une voie imaginaire dans ce quartier fendu de tous côtés déjà par tant d’avenues inachevées.

Un boulevard devait passer par là, le projet était à l’étude; et vous voyez d’ici le trouble que cette indemnité en perspective dut jeter dans l’installation des Moronval. Le dortoir serait humide, la salle de récréation s’élèverait en été à la température d’une serre chaude. Tout cela n’était rien. Il s’agissait seulement de signer un bail très long, de mettre à la porte une grande enseigne dorée, puis d’attendre.

Depuis vingt ans, combien de Parisiens ont ruiné leurs facultés, leur fortune, leur vie, dans cette fièvre d’attente!… Elle s’empara furieusement de Moronval. L’éducation des élèves, leur bien-être, furent désormais le moindre de ses soucis.

Aux réparations urgentes, il répondait: «Cela changera bientôt…» ou bien: «Nous n’en avons plus que pour deux mois…»

Et c’étaient des projets fantastiques fondés sur la somme exorbitante de l’expropriation. Il devait continuer son affaire des «petits pays chauds» sur une plus vaste échelle, en faire une œuvre grandiose, civilisatrice et fructueuse.

En attendant, il délaissait son gymnase, s’épuisait en courses inutiles, et demandait chaque fois à son retour:

«Eh bien?… est-on venu pour l’expopiation?…»

Rien. Jamais rien.

Qu’est-ce qu’ils attendaient donc?

Bientôt il comprit qu’on l’avait dupé; et dans cette nature emportée et faible de créole indolent, le découragement dégénéra vite en lâcheté. Les élèves ne furent même plus surveillés. Pourvu qu’ils fussent couchés de bonne heure, de façon à user le moins possible de bois et d’éclairage, on ne leur en demandait pas plus.

Leur journée se partageait en des heures de classes, vagues, indéterminées, au caprice du directeur, et toutes sortes de commissions dont il chargeait les enfants pour son service personnel.

Au début, les grands suivaient les cours d’un lycée. On en supprima la dépense, tout en la gardant sur les bulletins trimestriels.

Est-ce que des professeurs particuliers ne remplaceraient pas avantageusement la routine universitaire? Et Moronval appela autour de lui ses anciennes connaissances de café, un médecin sans diplôme, un poète sans éditeur, un chanteur sans engagement, des déclassés, des fruits secs, des ratés, tous enragés comme lui contre la société qui ne voulait pas de leurs talents.

Avez-vous remarqué comme ces gens-là se cherchent dans Paris, comme ils s’attirent, comme ils se groupent, étayant les unes par les autres leurs plaintes, leurs exigences, leurs vanités oisives et stériles? Pleins, en réalité, d’un mépris mutuel, ils se font une galerie complaisante, admirative, en dehors de laquelle il n’y a pour eux que le vide.

Jugez ce que devaient être les leçons de pareils professeurs, leçons à peine payées, et dont la plus grande partie se passait en discussions autour d’un bock dans une fumée de pipes, si épaisse bientôt qu’on finissait par ne plus s’y voir, ne plus s’y entendre. On parlait haut pourtant, on s’arrachait les mots de la bouche, on épuisait jusqu’à l’absurde le peu d’idées qu’on avait, dans un vocabulaire particulier où l’art, la science, la littérature, détirés dans tous les sens, déformés, déchiquetés, s’en allaient en lambeaux comme des étoffes précieuses sous l’effort d’acides violents.

Et les «petits pays chauds» que devenaient-ils au milieu de tout cela?

Seule, madame Moronval, qui avait gardé les bonnes traditions du pensionnat Decostère, prenait son rôle au sérieux; mais les racommodages, la cuisine, le soin de ce grand établissement délabré, absorbaient une bonne part de son temps.

Il fallait bien qu’au moins pour sortir les uniformes fussent en ordre, car les élèves étaient très fiers de leurs tuniques, toutes indistinctement chamarrées de galons jusqu’au coude. Au gymnase Moronval, comme dans certaines armées de l’Amérique du Sud, il n’y avait que des sergents, et c’était une bien légère compensation aux tristesses de l’exil, aux mauvais traitements du maître.

C’est qu’il ne plaisantait pas, le mulâtre! Dans les premiers jours du trimestre, quand sa caisse s’emplissait, on le voyait encore sourire; mais le reste du temps, il se vengeait volontiers sur ces peaux noires, de ce qu’il avait de sang nègre dans les veines.

Sa violence acheva ce que son indolence avait commencé.

Bientôt quelques correspondants, des armateurs, des consuls, s’émurent de l’éducation perfectionnée du gymnase Moronval. On retira plusieurs enfants. De quinze qu’ils avaient été, les «petits pays chauds» ne restèrent plus que huit.

«Nombre d’élèves limité,» disait le prospectus. Il n’y avait plus que cette phrase-là de vraie.

Une sombre tristesse planait sur le grand établissement dégarni, on était même sous la menace d’une saisie, quand tout à coup le petit Jack arriva, conduit par Constant.

Certes, ce n’était pas la fortune, ce trimestre payé d’avance; mais Moronval avait compris tout l’avantage qu’on pouvait tirer de la situation de ce nouvel élève, et de cette mère bizarre qu’il devinait déjà sans la connaître.

Aussi ce jour-là fut une courte trêve dans les rigueurs et les colères du mulâtre. Il y eut en l’honneur du nouveau un grand dîner où tous les professeurs assistèrent, et les «petits pays chauds» eurent une goutte de vin, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps.

III GRANDEUR ET DÉCADENCE DU PETIT ROI MADOU-GHÉZO

Si le gymnase Moronval existe encore, ce que je me plais à croire, je signale à la commission de salubrité le dortoir de cette respectable usine comme l’endroit le plus malsain, le plus extravagant, le plus humide, où l’on ait jamais fait coucher des enfants.

Figurez-vous un long bâtiment tout en rez-de-chaussée, sans fenêtre, éclairé seulement d’en haut par un vitrage au plafond et parfumé d’une odeur indélébile de collodion et d’éther, car il avait servi autrefois aux préparations photographiques. La chose était située dans un de ces fonds de jardin parisien où se dressent de grands murs sombres, muets, couverts de lierre, dont l’ombre répand une moisissure partout où elle traîne.

Le dortoir s’appuyait, à l’envers d’un superbe hôtel, contre une écurie remplie à toute heure des coups de pieds des chevaux et du bruit d’une pompe, sans cesse jaillissante, ce qui complétait bien l’aspect détrempé de cette boîte à rhumatismes, entourée, à mi-hauteur de ses murailles, d’une sinistre bande verte comme d’une ligne de flottaison.

D’un bout de l’année à l’autre, c’était toujours humide, avec cette différence que, selon les saisons, l’humidité était ou très froide ou très chaude. L’été, cette boîte sans air, surchauffée par son vitrage, évaporant au frais de la nuit toute sa chaleur du jour, s’emplissait de buée comme un cabinet de bain, transpirait de toutes ses pierres lézardées.