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– Monsieur vous attend dans le jardin, lui dit la servante en venant lui ouvrir.

Et tout de suite, il eut froid au cœur, devina quelque désastre. La figure bouleversée du bon docteur acheva de l’épouvanter. Celui-ci, que quarante ans de stations anxieuses au chevet des malades avaient cependant aguerri au spectacle des souffrances humaines, était aussi tremblant, aussi troublé que Jack.

– Cécile n’est pas là?…

Ce fut le premier mot du pauvre garçon.

– Non, mon ami, je l’ai laissée… là-bas… Où nous étions. Elle y restera quelque temps.

– Longtemps?

– Oui, très longtemps.

– C’est donc… C’est donc qu’elle ne veut plus de moi, monsieur Rivals?

Le docteur ne répondit pas. Jack s’assit sur un banc pour ne pas tomber. C’était au fond du jardin. Autour de lui, un temps doux et clair de novembre, la rosée blanche étendue sur le sol, cette gaze flottante voilant un soleil de la Saint-Martin, lui rappelaient la journée du Coudray, la vendange, le coteau dominant la Seine et leur premier balbutiement d’amour tombé ce jour-là dans la grande nature, comme le cri timide d’un oiseau qui prend son vol pour la première fois. Quel anniversaire!… Au bout d’un instant de silence, le docteur lui posa paternellement la main sur l’épaule:

– Jack, ne te désole pas trop… Elle peut encore changer d’idée… Elle est si jeune! Ce n’est peut-être qu’un caprice.

– Non, monsieur Rivals, vous le savez bien, Cécile n’a pas de caprice… Ce serait trop horrible, un coup de couteau en plein dans le cœur pour un caprice… Mais non. Je suis sûr qu’elle a longuement réfléchi avant de prendre cette résolution, et qu’il a dû lui en coûter beaucoup. Elle savait ce que son amour était dans ma vie, et qu’en l’en arrachant toute ma vie s’en irait avec. Si donc elle a fait cela, c’est qu’elle a cru de son devoir de le faire. Je devais m’y attendre. Est-ce que c’est possible, un bonheur si grand, à moi! Si vous saviez combien de fois je me suis dit: «C’est trop beau. Cela ne se fera pas…» Eh bien! cela ne s’est pas fait. Voilà.

Un effort de sa volonté refoula le sanglot qui l’étouffait. Il se leva péniblement. M. Rivals lui prit les mains:

– Pardonne-moi, mon pauvre enfant… C’est moi qui suis coupable en tout ceci. Mais je croyais faire deux heureux.

– Non, monsieur Rivals, ne vous accusez pas. Ce qui arrive devait arriver. Cécile était trop au-dessus de moi pour pouvoir m’aimer. La pitié que je lui inspirais a pu lui faire illusion un moment, son bon cœur l’a égarée. À présent elle y voit plus clair, et la distance qui nous sépare lui fait peur. N’importe! écoutez bien ceci, mon cher ami, et répétez-le lui de ma part. Il y a une chose qui m’empêchera toujours de lui en vouloir, si dur que soit le coup dont elle m’accable…

Il montra les champs, le ciel, tout l’horizon, d’un geste agrandi.

… L’an dernier, par une journée semblable, j’ai senti que j’aimais Cécile, j’ai cru qu’elle pourrait m’aimer; et j’ai commencé le plus heureux, le seul heureux temps de ma vie, une année pleine, incomparable, qui, maintenant que je la regarde, me semble résumer toute une existence. J’étais né ce jour-là, je meurs aujourd’hui. Mais cette époque bénie, cet oubli du mauvais destin à mon égard, c’est à Cécile et à vous que je l’ai dû. Je ne l’oublierai jamais.

Il retira doucement ses mains de l’étreinte frémissante du docteur.

– Tu pars, Jack?… tu ne déjeunes pas avec moi?…

– Non, merci, monsieur Rivals!… Je ferais un trop triste convive.

Il traversa le jardin d’un pas ferme, franchit la porte et s’éloigna rapidement sans regarder en arrière. S’il s’était retourné, il aurait vu là-haut, au premier étage, sous la blancheur du rideau soulevé, sa bien-aimée aussi pâle, aussi tremblante que lui et qui pleurait en lui tendant les bras, mais sans songer à le retenir. Les jours suivants furent bien tristes chez les Rivals. La petite maison, égayée et rajeunie depuis des mois, reprit son morne visage des anciens jours, plus morne encore de toute la gaieté disparue. Le docteur, très troublé, épiait sa petite-fille, ses promenades solitaires dans le jardinet et ses longues stations dans la chambre de sa mère, rouverte maintenant et qu’elle semblait vouloir faire sienne par le droit du chagrin. Où Madeleine avait pleuré jadis, Cécile pleurait aujourd’hui, et le pauvre grand-père aurait pu s’y tromper en surprenant parfois un jeune visage penché là-haut, derrière la fenêtre, dans le silence et l’accablement d’une douleur inavouée… Est-ce qu’elle allait mourir celle-là aussi?… Pourquoi?… Qu’est-ce qu’elle avait?… Si elle n’aimait plus Jack, comment expliquer cette tristesse, ce besoin de solitude, cette langueur que l’activité forcée de la ménagère ne parvenait pas à dissiper? Et si elle l’aimait encore, pourquoi l’avoir refusé? Il sentait bien, le bon docteur, qu’il y avait là quelque mystère, un combat intérieur; mais, au moindre mot, à la moindre question, Cécile le déroutait, lui échappait comme si elle se fût sentie responsable seulement vis-à-vis d’elle-même des décisions suprêmes de sa conscience. Devant cette attitude inquiétante de sa petite-fille, le brave homme en arriva à oublier la douleur de Jack; il avait bien assez de la sienne à ruminer, à raisonner, et le cabriolet qui l’emportait à toute heure sur les routes, son vieux cheval de plus en plus indiscipliné, auraient pu raconter ses agitations, rien qu’à sa façon bizarre de conduire.

Une nuit, on vint sonner à la maison pour un malade. C’était la vieille Salé, qui attendait en se lamentant sur la route. Il paraît que cette fois «son houme, son pauv’houme se décidions à querver.» M. Rivals, que son chagrin et son grand âge n’empêchaient pas d’être toujours sur pied au premier signal, monta précipitamment d’Étiolles aux Aulnettes. Les Salé habitaient auprès de «parva domus» un véritable trou creusé en contrebas du chemin, une chambre où l’on descendait comme dans une cave, orde, sombre, mal close, vrai gîte de paysans du temps de La Bruyère, qui avait survécu à tous les châteaux environnants. Pour plancher, la terre battue; pour meubles un bahut cassé, des escabeaux branlants; le tout éclairé par un grand feu de bois volé, crépitant et rempli de sève. Ici d’ailleurs tout sentait le pillage, aussi bien les débris de vieilles boiseries entassées contre les murs, que le fusil posé dans l’angle de la cheminée, avec les panneaux, les pièges et ces immenses traînes que les braconniers jettent en automne sur les champs moissonnés, à la façon des pêcheurs à l’épervier. Sur un grabat, dans un coin sombre, parmi toute cette misère déshonnête, le vieux «quervait.» «Il quervait» de soixante ans de braconnage, d’affûts de nuit dans les fossés, dans la neige, les marécages, de courses ventre à terre devant les chevaux des gendarmes. Une vie de vieux lièvre malfaisant, encore heureux de finir dans son terrier. En entrant, M. Rivals fut suffoqué par une odeur d’aromates brûlés qui dominait toutes les puanteurs du bouge.

– Qu’est-ce que diable on a brûlé ici, mère Salé?

La vieille se troubla, voulut mentir; mais il ne lui en laissa pas le temps:

– Il est donc venu chez vous, le voisin, l’empoisonneur?