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J’ai mis dans la tombe avec toi

La meilleure part de moi-même,

Ce qui te pleure et ce qui t’aime,

disait-il. Et c’était si touchant, cette grandeur d’âme de l’homme qui voulait bien oublier, et le sort funeste de cette malheureuse créature, que tout le monde sanglotait en écoutant, Charlotte encore plus fort que tout le monde; car enfin c’était elle qui mourait là dedans, et ces choses-là vous attendrissent encore plus pour vous-même que pour les autres.

Tout à coup, au passage pathétique, alors que d’Argenton promenait sur l’assemblée un regard satisfait, la porte du salon s’ouvrit subitement, et la bonne, une de ces bonnes familières, à rubans envolés, comme il y en a chez ces femmes-là, entra dans le salon d’un air effaré, en criant à sa maîtresse:

– Madame!… madame!…

On se leva:

– Quoi donc?… Qu’y a-t-il?

– Il y a un homme…

– Un homme?

– Oui, un homme de mauvaise mine et très vilain qui demande à parler à madame. Je lui ai dit que madame n’y était pas, qu’on ne pouvait pas la voir. Alors il s’est assis sur une marche et il a dit qu’il attendrait.

– J’y vais… fit Charlotte très émue et comme si elle devinait de la part de qui venait ce messager.

Mais d’Argenton s’interposa vivement.

– Du tout… du tout…

Et, se tournant vers Labassindre, le plus vigoureux parmi les assistants:

– Va donc voir un peu ce que c’est que cet intrus.

– Voilà… voilà… beûh!… dit le chanteur, et il sortit en élargissant ses épaules.

D’Argenton, qui avait encore un hémistiche coupé en deux tout frétillant au bord des lèvres, se remit précipitamment devant la cheminée, prêt à reprendre la lecture interrompue. Mais la porte se rouvrit de nouveau pour laisser passer la tête et le bras de Labassindre qui appelait le poète d’un geste. D’Argenton s’élança, furieux, dans l’antichambre:

– Qu’est-ce que c’est? Voyons!

– Il paraît que Jack est très malade, lui dit le chanteur tout bas.

– Allons donc!… À d’autres!

– C’est ce pauvre diable qui l’affirme.

D’Argenton regarda le pauvre diable, laid, timide, dont la haute silhouette courbée sous la porte ne lui semblait pas inconnue.

– C’est vous qui venez de la part de ce monsieur?

– Non, je ne viens pas de sa part, répondit l’autre… Il est trop malade pour qu’on vienne de sa part… Voici trois semaines qu’il est couché, bien, bien malade.

– Qu’est-ce qu’il a?

– Il a quelque chose dans le poumon, que le médecin dit qu’il n’en a pas pour huit jours. Là-dessus, nous avons pensé, ma femme et moi, qu’il fallait prévenir sa mère, et je suis venu.

– Qui êtes-vous?

– Je suis Bélisaire, Bel, comme elle m’appelait, la dame… Oh! elle me connaît bien, allez! et puis ma femme aussi.

– Eh bien! monsieur Bélisaire, fit le poète d’un air goguenard… vous direz à celui qui vous envoie que le tour est bon, mais qu’il a déjà servi. Il faut qu’il en cherche un autre.

– Excusez! dit le camelot qui ne comprenait pas les «mots cruels.»

Mais d’Argenton avait déjà fermé la porte, laissant Bélisaire stupéfait sur le palier, avec la vision d’un salon entr’aperçu là-bas au fond de l’appartement, rempli de monde et de lumières.

– Ce n’est rien… Quelqu’un qui se trompait, dit le poète en rentrant; et pendant qu’il continuait sa lecture majestueusement, le camelot s’en allait à grands pas dans les rues noires, sous le grésil et la bise piquante, pressé de retourner vers Jack, vers le pauvre Camarade gisant à cette heure sur le mauvais lit de fer de sa mansarde…

Cela lui avait pris un jour qu’il revenait d’Étiolles. Il s’était couché sans rien dire; et depuis, la fièvre le secouait, la fièvre et un gros rhume, si grave que le médecin de l’usine prévenait ses amis qu’il y avait à craindre. Bélisaire aurait voulu avertir M. Rivals; mais Jack s’y était formellement refusé. Il n’était même sorti de son silence léthargique que cette fois, et une autre encore pour envoyer la porteuse de pain vendre sa montre et une bague qui lui venait de sa mère. C’est que l’argent était rare, rue des Panoyaux. Toutes les économies de Jack avaient passé à l’achat du petit mobilier de Charonne, les tiroirs sonnaient le vide, et le ménage de Bélisaire se trouvait lui aussi tout à fait au dépourvu par suite de ses frais de noce et d’installation. N’importe! pour soigner ce malheureux abandonné, le camelot et sa femme s’étaient sentis capables de tous les sacrifices. Après avoir porté au Mont-de-Piété des matelas, des meubles, ils avaient engagé une cargaison de chapeaux de paille qu’il faudrait à tout prix retirer au printemps. Mais même ce sacrifice ne suffisait pas. Tout est si cher, le bois, les médicaments!… Vraiment ils n’avaient pas eu de chance avec les Camarades. Le premier, un ivrogne paresseux et gourmand; le second, la perfection même, devenant une lourde charge par le fait de sa maladie. Dans le voisinage, on leur conseillait de mettre Jack à l’hôpital. «Il sera mieux que chez vous, il ne vous coûtera plus rien.» Mais ils s’entêtaient avec un certain orgueil à garder leur ami auprès d’eux comme s’ils eussent manqué aux devoirs de l’association en le confiant à d’autres soins. Maintenant, ils étaient à bout. Et, la gravité du mal correspondant avec cette détresse imminente, ils s’étaient décidés à prévenir Charlotte, «la belle madame,» comme disait la porteuse de pain d’une voix indignée. C’est elle qui avait envoyé son mari:

– Surtout, ramène-la avec toi, pour être sûr qu’elle viendra… De revoir sa mère, cela lui fera du bien à ce malheureux. Il n’en parle jamais. Il est si fier!… Mais je parie bien qu’il y pense.

Bélisaire ne la ramenait pas. Aussi était-il désolé en revenant, et inquiet de l’accueil qu’il allait recevoir. Madame Bélisaire, son enfant endormi sur les genoux, causait à voix basse avec madame Levindré devant un feu maigre et triste, ce que le peuple appelle un «feu de veuve,» tout en écoutant vers l’alcôve la respiration pénible de Jack et l’horrible toux qui l’étranglait. On n’eût jamais reconnu dans cette pièce démeublée et lugubre la mansarde claire, ouvrant sur la cour, où le travail chantait dès le matin comme une alouette parisienne. Plus de traces de livres ni d’études. Rien qu’un pot de tisane fumant sur la cheminée, emplissant la chambre de cet air composé, vague et lourd, qui flotte autour de la maladie. Là dedans, des chuchotements, un bruit de pincettes, et le pas de Bélisaire qui rentrait.