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– Tout seul?… demanda la porteuse de pain.

Il raconta à voix basse qu’on ne lui avait pas laissé voir la mère de Jack, que les grosses moustaches ne lui avaient pas permis d’entrer.

– En voilà des gueux!… Mais tu n’as donc pas de sang dans les veines!… Je te reconnais bien là avec tes peurs… Il fallait le pousser, entrer de force et crier à cette gueuse: Madame, votre enfant va mourir.

Quel magnifique regard de mère elle jeta à son petit endormi sur ses genoux!

– Ah! mon pauvre Bélisaire, tu ne seras jamais qu’une pauvre poule mouillée.

Le camelot baissait la tête. Il s’attendait bien à être secoué en revenant, mais il n’était pas maître de sa timidité, l’habitude de s’en aller sur les chemins et par les rues avec une permission de forain, à la merci des gendarmes et des sergents de ville, lui ayant donné une humilité courbée, que toutes les vaillances de sa femme ne parvenaient pas à redresser.

– Si j’y étais allée, moi, je suis bien sure que je l’aurais ramenée… disait la brave personne en serrant les poings.

– Laissez donc, ma chère, ripostait aigrement madame Levindré, vous ne savez pas ce que c’est que ces femmes-là.

Elle disait «ces femmes-là,» depuis que le départ d’Ida de Barancy lui avait ôté tout espoir pour sa machine à coudre ou la commandite de son mari. Celui-ci venait d’entrer aussi. Tous les soirs, avec cette facilité des clefs sur les portes adopté dans les intérieurs pauvres, on voisinait chez le malade, sous prétexte de prendre de ses nouvelles. En apprenant que la dame n’était pas venue, M. Levindré commença une longue tirade sur la Phryné moderne, honte de nos sociétés, et déroula une fois de plus son système politique qui débarrasserait le monde de toutes ces scories. Les autres écoutaient, la bouche ouverte, ce bavard somnolent et intarissable, pendant que le vent soufflait sur les tisons éteints et que la grosse toux de Jack résonnait sous ses draps.

– Ce n’est pas tout ça, dit madame Bélisaire qui ne s’égarait jamais longtemps loin de son sujet. Qu’est-ce que nous allons faire? Nous ne pouvons pas laisser ce pauvre garçon s’en aller faute de soins.

Les Levindré opinèrent:

– Il faut faire ce que le médecin vous a dit. Il faut le conduire au parvis Notre-Dame, au bureau central. Là, on lui donnera une carte d’entrée pour un hospice.

– Chut!… chut!… pas si fort!… dit Bélisaire en leur montrant l’alcôve où le malade s’agitait dans la fièvre. Il y eut un moment de silence, pendant que les draps froissés faisaient crier leur grosse toile.

– Je suis sûr qu’il vous a entendus, ajouta le camelot d’un air fâché.

– Le beau malheur!… Ce n’est ni votre frère, ni votre fils; et vous vous débarrasseriez joliment en le conduisant à l’hôpital.

– C’est le Camarade! dit Bélisaire, en mettant dans sa façon de parler toute la fierté et le dévouement de son brave cœur naïf. Ce fut si émouvant que la porteuse de pain en devint toute rouge, et regarda son mari avec des yeux brillants de larmes. Les Levindré s’en allèrent en haussant les épaules; et quand ils furent partis, la chambre parut tout de suite moins dénuée et moins froide.

Jack avait entendu. Il entendait tout ce qu’on disait. Le plus souvent, depuis que cette rechute terrible de sa maladie de poitrine, jointe à la déception navrante de son amour, le tenait cloué dans son lit, il ne dormait pas, mais se détournait à dessein de la vie qui l’entourait, se renfermait dans un mutisme que la fièvre elle-même et ses hallucinations ne parvenaient pas à vaincre. Ses yeux, tournés vers le fond de l’alcôve, restaient grands ouverts tout le jour, et si la muraille, la sombre muraille, ridée et lézardée comme un visage de vieille femme, avait pu parler, elle aurait raconté que dans ces yeux fixes de somnambule était écrit en lettres de flamme: «Malheur complet… désespoir sans bornes…» Elle seule voyait cela; car le malheureux ne se plaignait jamais. Il essayait même de sourire à sa robuste garde-malade quand elle l’abreuvait de tisanes brûlantes et d’aimables encouragements. C’est ainsi qu’il passait ces longues journées solitaires, où le bruit du travail venait le chercher jusque dans sa mansarde pour lui faire maudire son inaction forcée. Que n’était-il vaillant et fort comme tant d’autres, afin de résister aux désespérances de la vie?… Et encore, pour qui travailler désormais! Sa mère était partie, Cécile ne voulait plus de lui. Ces deux figures de femme le hantaient, ne le quittaient pas. Quand le sourire joyeusement banal et indifférent de Charlotte avait disparu, le visage pur de Cécile, que le mystère de son refus entourait comme d’un voile, se dressait devant lui, et il restait là anéanti, incapable d’un mot ou d’un geste, pendant que les battements de ses tempes et de ses poignets, sa respiration embarrassée, les accès de sa toux creuse se scandaient à l’agitation environnante, au souffle du vent et de la cheminée, au train des omnibus ébranlant le pavé, au bruit ronflant d’un métier dans la mansarde voisine.

Le lendemain de cette conversation auprès du lit de Jack, quand la porteuse de pain, en revenant de sa tournée, son tablier blanc de farine, entra dans la chambre pour avoir des nouvelles de la nuit, elle resta stupéfaite de voir un grand spectre debout, tout habillé, en train de discuter devant le feu avec Bélisaire:

– Qu’y a-t-il donc?… Comment! vous voilà debout!

– Il a voulu se lever, dit le camelot désolé. Il veut aller au parvis Notre-Dame.

– Au parvis Notre-Dame!… Et pourquoi faire?… Vous trouvez que nous ne vous soignons pas bien ici? Qu’est-ce qu’il vous manque?

– Rien, rien, mes bons amis… Vous êtes deux cœurs généreux et dévoués. Mais il m’est impossible de rester ici plus longtemps. Je vous en prie, ne me retenez pas. Il le faut… Je le veux.

– Mais comment allez-vous faire, mon pauvre camarade, faible comme vous êtes?

– Oh! je suis un peu patraque. Mais quand il faut marcher, on marche. Bélisaire me prêtera son bras. Il m’a promené comme cela dans les rues de Nantes, un jour que je n’étais pas aussi solide qu’aujourd’hui.

Devant une volonté aussi formelle, on ne pouvait plus hésiter. Jack embrassa madame Bélisaire et descendit, soutenu par le camelot, après avoir jeté un adieu muet et navré à ce petit logement, où il avait passé de si belles heure, caressé de si beaux rêves, et qu’il savait bien ne plus jamais revoir. À cette époque, le bureau central était situé en face de Notre-Dame; un monument carré, gris et triste d’aspect, élevé de quelques marches. Pour arriver jusque-là des hauteurs de Ménilmontant, que la route leur sembla longue! On s’arrêta souvent, sur les bornes, au coin des ponts, mais sans de grands repos parce que le froid était vif. Sous le ciel bas et lourd de décembre, le malade paraissait plus hâve, plus défiguré que dans son alcôve. Ses cheveux étaient mouillés de sueur, tirés par l’effort de la marche; et tout tournait devant sa faiblesse, les maisons noires, les ruisseaux, les figures des passants apitoyés par le couple lamentable que formaient le camelot et son compagnon. Dans ce Paris brutal où l’existence ressemble à un combat, on eût dit un blessé tombé pendant l’action et qu’un camarade emmenait sous la mitraille à l’ambulance, avant de revenir prendre sa part du danger.

Il était encore de bonne heure quand ils arrivèrent au bureau central. Pourtant la grande salle d’attente se trouvait déjà remplie d’une foule depuis longtemps assise sur des bancs de bois, autour d’un énorme poêle pétillant et ronflant. Il régnait là une atmosphère suffocante, lourde, somnolente, qui communiquait le même accablement à toute l’assistance, aux malheureux arrivant sans transition du froid de la rue dans cette étuve, aux employés écrivant au fond derrière un vitrage, au garçon de salle chargeant le poêle d’un air abattu. Quand Jack entra au bras de Bélisaire, tous les regards se tournèrent vers lui, hargneux et inquiets.