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– Eh bien! comment que ça va?… Ça va-t-il un petit peu mieux? demanda Bélisaire, à qui l’on a appris que le camarade était perdu, et qui cache sa grande envie de pleurer sous un air tout à fait joyeux. Madame Bélisaire pose sur la planchette, près de Jack, deux belles oranges qu’elle a apportées; puis, après qu’elle lui a donné des nouvelles de l’enfant à grosse tête, elle s’assied en visite dans la ruelle avec son mari qui ne souffle mot. Jack ne parle pas non plus. Il a les yeux ouverts et fixes. À quoi pense-t-il?… Il n’y a qu’une mère pour le deviner.

– Dites donc, Jack! lui demanda tout à coup madame Bélisaire, si j’allais chercher votre maman?

Son regard éteint s’allume et fixe en souriant la brave femme… Oui, c’est bien cela qu’il veut. À présent qu’il sait qu’il va mourir, il oublie tout ce que sa mère lui a fait. Il a besoin de l’avoir là, de se serrer contre elle. Et déjà madame Bélisaire s’élance; mais le camelot la retient, et tout bas un conciliabule animé a lieu au pied du lit. Le mari ne veut pas que sa femme aille là-bas. Il sait qu’elle est en colère contre «la belle madame,» qu’elle déteste l’homme aux moustaches, et que, si on ne la laisse pas entrer, elle va crier, tempêter, qui sait? peut-être se faire mettre au poste. La peur du poste joue décidément un grand rôle dans la vie de Bélisaire. La porteuse de pain, elle, connaît la timidité du camelot, sa facilité à se laisser éconduire.

– Non, non! sois tranquille, cette fois je la ramènerai, dit-il à la fin avec une confiance énergique qu’il parvient à communiquer à sa compagne; et il part. Il arrive rapidement au quai des Augustins; mais il est encore moins heureux cette fois que la veille.

– Où allez-vous?… lui demande le concierge qui l’arrête au pas de l’escalier.

– Chez M. d’Argenton.

– C’est vous qui êtes venu hier soir?

– Parfaitement, répond Bélisaire dans l’innocence de son âme.

– Eh bien! c’est inutile que vous montiez, il n’y a personne… Ils sont à la campagne, et ils ne reviendront pas de si tôt.

À la campagne, par un temps pareil, avec ce froid, cet air de neige! Cela paraît invraisemblable à Bélisaire. En vain, il insiste, en vain il raconte que l’enfant de la dame est bien malade, à l’hôpital. Le concierge fait son profit de l’histoire, mais il ne laisse pas l’infortuné messager franchir seulement le paillasson du bas de l’escalier. Voilà Bélisaire encore une fois dans la rue, désespéré. Tout à coup, il lui vient une idée sublime. Jack ne lui a jamais raconté ce qui s’était passé entre les Rivals et lui; il a dit seulement que son mariage était rompu. Mais à Indret déjà, et à Paris depuis qu’ils vivent ensemble, il a été souvent question entre eux de la bonté du vieux médecin. Si Bélisaire allait le chercher pour mettre au lit de mort du pauvre Camarade une sympathie, un visage aimé? C’est dit. Il va passer à la maison, prendre sa balle sur son dos, car il ne voyage jamais sans elle, et le voilà parti, grelottant et courbé, sur la grande route d’Étiolles où Jack l’a rencontré pour la première fois. Hélas! nous avons vu ce qui l’attendait au bout de cette longue marche.

Pendant ce temps, madame Bélisaire, toujours au chevet de leur ami, ne sait plus que penser de cette absence prolongée, ni comment calmer l’inquiétude du malade, que l’idée de revoir sa mère entretient dans une grande agitation. Ce qui l’augmente encore, cette agitation, c’est la foule que le dimanche amène devant les lits de l’hôpital. Depuis la rue, depuis le bas de l’escalier, on entend un brouhaha, un piétinement que les cours sonores, les couloirs prolongent et font plus distincts. À tout moment, la porte s’ouvre, et Jack guette l’entrée des visiteurs. Ce sont des ouvriers, des petits bourgeois proprement vêtus, qui circulent dans les ruelles, causent avec les malades qu’ils sont venus voir, les encouragent, essayent de les faire sourire avec une anecdote, un souvenir de famille, une rencontre de la rue. Souvent, les voix sont étranglées de larmes, si les yeux s’efforcent d’être secs. Il y a des mots maladroits, des silences embarrassants, tout ce qui se met de gêne, de sous-entendus, en travers de la parole, quand elle tombe d’une bouche bien portante sur l’oreiller froissé d’un mourant. Vaguement Jack écoute ce murmure doux des voix, au-dessus duquel flottent des arômes d’oranges. Mais quel désappointement à chaque nouvelle visite, quand, après s’être dressé à l’aide du petit bâton pendu à une corde au-dessus de ses mains, il voit que ce n’est pas encore sa mère, et retombe plus affaissé, plus désespéré que jamais. Comme pour tous ceux qui vont mourir, le peu de vie qui lui reste, ce fil ténu qui va s’amincissant, trop fragile pour le rattacher aux années robustes de la jeunesse, le ramène aux premières heures de son existence. Il redevient enfant. Ce n’est plus le mécanicien Jack, c’est le petit Jack (par un k), le filleul de lord Peambock, le blondin tout en velours d’Ida de Barancy, qui attend sa mère…

Personne!

Et pourtant il en vient du monde, des femmes, des enfants, des tout petits qui s’arrêtent surpris en voyant la maigreur du père, sa capote de convalescent, et poussent des cris d’admiration, que la religieuse a beaucoup de peine à calmer, devant les merveilles de son petit autel. Mais la mère de Jack ne vient pas. La porteuse de pain est à bout d’éloquence. Elle a tout invoqué, la maladie de d’Argenton, le dimanche qui encourage aux promenades; maintenant elle ne sait plus que dire, et, pour se donner une contenance, elle a étalé un mouchoir de couleur sur ses genoux et pèle lentement ses oranges.

– Elle ne viendra pas… dit Jack, comme il disait autrefois dans la petite maison de Charonne. Seulement sa voix est plus crispée que ce soir-là et trouve, quoique faible, des accents de colère: «Je suis sûr qu’elle ne viendra pas!»

Et le malheureux ferme les yeux dans une suprême lassitude; mais c’est pour méditer sur d’autres chagrins, pour ramasser dans son esprit tous les débris de son amour, pour appeler «Cécile… Cécile!» sans que ce cri franchisse sa bouche muette. La religieuse s’est approchée en l’entendant gémir, et demande tout bas à madame Bélisaire, dont la large face est toute luisante de larmes:

– Qu’est-ce qu’il a, ce cher enfant?… On dirait qu’il souffre davantage?

– C’est sa mère, ma sœur, sa mère qui n’arrive pas… Il l’attend… Ça le ronge, ce pauvre petit!

– Il faudrait la prévenir bien vite.

– Mon mari y est allé. Mais, voyez-vous! c’est une belle madame. Faut croire qu’elle a peur de salir sa robe dans l’hospice…

Tout à coup, elle se lève avec un élan de colère.

– Pleure pas, m’ami, dit-elle à Jack comme si elle parlait à son petit garçon, je vas te la chercher, ta maman.

Jack a bien entendu qu’elle partait, mais il continue à répéter d’une voix rauque, les yeux toujours fixés sur la porte:

– Elle ne viendra pas… elle ne viendra pas!…

La sœur essaye de lui dire quelques mots:

– Allons! mon enfant, calmez-vous…

Alors il se dresse, terrible, et pris d’une sorte de délire:

– Je vous dis qu’elle ne voudra pas venir… Vous ne la connaissez pas: c’est une mauvaise mère… Tout ce qu’il y a eu de tristesse dans ma vie m’est venu d’elle. Mon cœur n’est qu’une plaie de tous les coups qu’elle lui a portés… Quand l’autre a fait semblant d’être malade, elle a couru à lui tout de suite, elle n’a plus voulu le quitter… Moi, je meurs, et elle ne vient pas… Oh! la méchante, la méchante, la mauvaise mère! C’est elle qui m’a tué, et elle ne veut pas me voir mourir!