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Épuisé par cet effort, Jack laisse retomber sa tête sur l’oreiller; et la religieuse reste penchée vers lui à le consoler, à l’apaiser, pendant que la journée d’hiver, rapide et sombre, finit, s’éteint lugubrement dans un crépuscule jaunâtre chargé de neige.

Charlotte et d’Argenton descendaient de voiture au quai des Augustins. Ils revenaient du Concert populaire, en grande tenue, fourrures, gants clairs, velours et dentelles. Elle rayonnait. Pensez qu’elle venait de se montrer en public avec son poète, et de se montrer jolie comme elle l’était ce jour-là, le teint avivé par le froid piquant, emmitoufflée de ce luxe de l’hiver où la beauté de la femme prend l’aspect précieux, brillant, d’un bijou protégé par les ouates douillettes de l’écrin. Une femme du peuple, grande, robuste, qui montait la garde devant la porte, s’élança sur son passage:

– Madame, madame!… Il faut venir tout de suite.

– Madame Bélisaire!… fit Charlotte en pâlissant.

– Votre enfant est bien malade… Il vous demande… Venez.

– Ah ça, mais c’est une persécution, dit d’Argenton. Laissez-nous passer… Si ce monsieur est malade, nous lui enverrons notre médecin.

– Il en a des médecins, et plus qu’il ne lui en faut, puisqu’il est à l’hôpital.

– À l’hôpital?

– Oui, c’est là qu’il est pour le moment; mais pas pour longtemps, je vous en préviens… Si vous voulez le voir, il faut vous dépêcher.

– . Venez, venez, Charlotte, c’est un affreux mensonge… Il y a quelque guet-apens là-dessous… disait le poêle en essayant de l’entraîner vers l’escalier.

– Madame, votre enfant va mourir… Ah! Dieu de Dieu, qu’il y ait des mères comme ça!

Charlotte n’y tint plus.

– Conduisez-moi, dit-elle.

Et les deux femmes prirent leur course sur le quai, laissant d’Argenton stupéfait et furieux, convaincu que c’était un tour que son ennemi lui jouait.

Au moment où la porteuse de pain avait quitté l’hôpital, deux personnes y entraient, pressées, inquiètes, dans le tumulte de la foule qui commençait à se retirer: une jeune fille et un vieillard.

– Où est-il?… où est-il?…

Une figure divine se pencha sur le lit de Jack:

– Jack, c’est moi… c’est Cécile!

C’est elle, c’est bien elle. Voilà son visage pur, pâli par les veilles et les larmes; et cette main qu’il tient dans la sienne, c’est cette petite main bénie qui lui a fait tant de bien jadis, et qui pourtant l’a conduit un peu où il est; car le destin a parfois de ces cruautés, de vous frapper de loin par les meilleurs, par les plus chers. Le malade ouvre et ferme les yeux pour s’assurer qu’il ne rêve pas. Cécile est toujours là. Il entend sa voix d’or. Elle lui parle, lui demande pardon, explique pourquoi elle lui a fait tant de peine… Ah! si elle avait pu se douter que leurs destinées étaient si pareilles… À mesure qu’elle parlait, un grand calme descendait dans le cœur de Jack, succédant à la colère, à l’amertume, à la souffrance.

– Ainsi, vous m’aimez toujours, bien sûr?

– Je n’ai jamais aimé que vous, Jack… Je n’aimerai jamais que vous!

Chuchoté dans l’alcôve banale, qui avait déjà vu tant de morts lugubres, ce mot «Aimer» prenait une douceur extraordinaire, comme si quelque colombe égarée se fût réfugiée, battant des ailes, aux plis de ces rideaux d’hospice.

– Que vous êtes bonne d’être venue, Cécile! Maintenant je ne me plains plus. Cela ne me fait plus rien de mourir, là, près de vous, réconcilié.

– Mourir! Qui est-ce qui parle de mourir? disait le père Rivals de sa plus grosse voix… N’aie pas peur, mon fils, nous te tirerons de là. Tu n’as déjà plus la même mine qu’à notre arrivée.

Depuis un moment, en effet, il était transfiguré par cette montée de flamme, cette lueur de couchant que les existences ou les astres qui descendent projettent autour d’eux dans un dernier et splendide effort. Il gardait la main de Cécile serrée contre sa joue, s’y reposait avec amour, disait des choses tout bas:

– Tout ce qui me manquait dans la vie, vous me l’avez donné. Vous aurez été tout pour moi: mon amie, ma sœur, ma femme, ma mère!

Mais son exaltation fit bientôt place à une torpeur inerte, cette rougeur fébrile à de livides défaillances. Tous les ravages du mal se creusèrent alors sur ses traits légèrement crispés par la difficulté d’une respiration sifflante. Cécile jetait à son père des regards épouvantés, la salle se remplissait d’ombre, et le cœur des assistants se serrait à l’approche de quelque chose de plus lugubre, de plus mystérieux que la nuit. Tout à coup Jack essaya de se dresser, les yeux grands ouverts:

– Écoutez… écoutez… Quelqu’un monte… Elle vient.

On entendit le vent d’hiver dans les escaliers, les derniers murmures d’une foule qui se disperse, et de lointains roulements vers la rue. Il tendit l’oreille un instant, prononça quelques paroles embarrassées; puis sa tête retomba et ses yeux se fermèrent encore. Il ne se trompait pas pourtant. Deux femmes montaient l’escalier en courant. On les avait laissées entrer, quoique l’heure des visites fût passée. Il est des cas où les consignes abaissent les barrières. Arrivée à la porte de la salle Saint-Jean, après ces cours, ces étages franchis d’un pas rapide, Charlotte s’arrêta:

– J’ai peur!… dit-elle.

– Allons, allons! il le faut… fit l’autre… Ah! tenez! les femmes comme vous, ça ne devrait pas avoir d’enfants.

Et elle la poussa brutalement devant elle. Oh! la grande pièce nue, les veilleuses allumées, tous ces fantômes à genoux, l’ombre des rideaux projetée, la mère vit cela d’un coup d’œil, puis là-bas, tout au fond, un lit, deux hommes penchés, et Cécile Rivals debout, aussi pâle qu’une morte, aussi pâle que celui dont elle soutenait la tête sur sa main appuyée.

– Jack! mon enfant!

M. Rivals se retourna.

– Chut! fit-il.

On écoutait. Il y eut un murmure à peine distinct, un petit sifflement plaintif, ensuite un grand soupir.

Charlotte s’approcha, défaillante et craintive. C’était son Jack, ce visage inerte, ces mains étendues, ce corps immobile, où son regard éperdu cherchait l’illusion d’un souffle.

Le docteur se pencha:

– Jack, mon ami, c’est ta mère… Elle est venue.

Et elle, la malheureuse, les bras en avant, prête à s’élancer:

– Jack… c’est moi… Je suis là.

Pas un mouvement.

La mère eut un cri d’épouvante:

– Mort?

– Non… dit le vieux Rivals d’une voix farouche… non… DÉLIVRÉ!

Fin.

[1] Aujourd’hui, les apprentis d’Indret vivent à part des ouvriers. Ils ont leurs ateliers, leurs outils, leurs travaux, le tout proportionné à leur force. Indret est devenu une école d’apprentissage modèle.