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Le roi Rack-Mâdou-Ghézô était fier de son fils, de l’héritier du trône. Mais, hélas! il paraît que ce n’est pas assez, même pour un prince nègre, de savoir tenir une arme et loger une balle dans l’œil d’un éléphant, il faut aussi lire dans les livres des blancs, connaître leur écriture, pour pouvoir faire avec eux le commerce de la poudre d’or, car, disait le sage Rack-Mâdou à son fils: «blanc toujou papié en poche pou moqué nègue.»

Sans doute, on aurait pu trouver en Dahomey un Européen assez savant pour instruire le jeune prince, les drapeaux français et anglais flottant sur les factoreries au bord de la mer, comme aux mâts des vaisseaux amarrés dans les ports. Mais le roi avait été envoyé lui-même par son père dans une ville qu’on appelle Marseille, bien loin, au bout du monde, pour y devenir très savant, et il voulait que son fils reçût la même éducation que lui.

Quel désespoir pour le petit roi de quitter Kérika, de laisser son sabre au fourreau, sa carabine pendue aux murs de la case, et de partir avec «moucié Bonfils,» un blanc de la factorerie qui, tous les ans, allait mettre en sûreté la poudre d’or volée aux pauvres noirs!

Mâdou se résigna pourtant. Il voulait être roi un jour, commander aux amazones de son père, posséder tous ses champs de blé et de maïs, ses palais remplis de jarres en terre rouge où froidissait l’huile de palme, et tout cet amoncellement d’ivoire, d’or, de minium, de corail. Pour avoir ces richesses, il fallait les mériter, être capable de les défendre à l’occasion, et Mâdou pensait déjà que c’est dur d’être roi et que si l’on a plus de jouissances que les autres hommes, on a bien plus de peine aussi.

Son départ fut l’occasion de grandes fêtes publiques, de sacrifices aux fétiches, aux divinités de la mer. Tous les temples furent ouverts pour la solennité, tout le peuple oisif en prières, et au dernier moment, le navire étant prêt à appareiller, le bourreau amena sur le rivage quinze prisonniers Achantis, dont les têtes coupées tombèrent, ruisselantes et sonores, dans un grand bassin de cuivre rouge.

– Miséricorde!… interrompit Jack éperdu, blotti sous ses couvertures.

Le fait est qu’il n’est pas rassurant d’entendre raconter de pareilles histoires par celui-là même qui en a été le héros. Il y avait de quoi vraiment terrifier les plus braves; pour se rassurer, il fallait se dire bien vite qu’on était dans le pensionnat Moronval, au beau milieu des Champs-Élysées, et non dans ce terrible Dahomey.

Mâdou, s’apercevant de l’émotion de son auditoire, n’insista pas sur les réjouissances publiques qui précédèrent son départ et arriva rapidement à son séjour au lycée de Marseille.

Oh! le grand lycée aux murs sombres, la classe triste aux bancs moisis, où les noms des élèves, taillés à coup de couteau, révélaient des passe-temps de prisonniers; les professeurs aggravant le noir de leur costume par la solennité des grandes manches et de la toque, la voix du pion criant: «Un peu de silence!» Et toutes ces têtes penchées, le grincement des plumes, les leçons monotones vingt-cinq fois récitées, comme si chaque enfant happait à son tour, dans l’air étouffé de la classe, le même lambeau de science; et les grands réfectoires, les dortoirs, la cour de caserne éclairée d’un étroit et court soleil si maigrement distribué, ici le matin, là le soir, et si bien logé dans des coins, qu’il fallait, pour le sentir, pour le humer, pour le savourer, s’adosser aux grands murs noirs qui l’absorbaient tout entier.

Les récréations de Mâdou se passaient ainsi. Rien ne l’amusait, rien ne l’intéressait; une seule chose, le tambour marquant les repas, les classes, le lever, le coucher, et qui, malgré ces destinations infimes, faisait battre ce petit cœur de roi guerrier au ronflement de ses baguettes. Il y avait aussi les jours de sortie; mais il en fut bientôt privé. Voici pourquoi:

Sitôt que «moucié Bonfils» venait le chercher, Mâdou l’entraînait vers le port, dont les vergues entrelacées, les carènes rangées au quai l’attiraient du bout des rues. Il n’était heureux que là, dans l’odeur du goudron, du varech, parmi les marchandises qu’on décharge, et dont beaucoup arrivaient de son pays. Il avait des extases devant ces ruissellements de grains dorés, ces sacs, ces ballots qui portaient quelquefois une marque reconnue.

Les steamers en train de chauffer et, malgré leur immobilité, indiquant déjà le mouvement du voyage par les élans essoufflés de leur vapeur, quelque grand navire enflant ses voiles, tendant ses cordages, le tentaient, lui parlaient de départ, de délivrance.

Il restait debout pendant des heures à regarder fuir, vers le soleil couchant, une voile gonflée comme une aile de mouette, une fumée légère comme une bouffée de cigare, qui semblait suivre la flamme du bel astre, disparaître avec lui sous l’horizon.

Mâdou songeait à ses navires tout le temps des classes. C’était bien l’image de son retour au pays de lumière; un oiseau l’avait amené, pensait-il, un autre le remporterait.

Et, poursuivi par cette idée fixe, laissant là le BA, BE, BI, BO, BU, où ses yeux ne voyaient que du bleu, le bleu de la mer voyageuse et du grand ciel ouvert, un beau jour il s’échappa du collège, se glissa dans un des bateaux de «moucié Bonfils,» à fond de cale, fut retrouvé à temps, se sauva encore, et cette fois avec tant de ruse, qu’on ne s’aperçut de sa présence sur le navire qu’au milieu du golfe du Lion. Un autre enfant, on l’aurait gardé à bord; mais quand le nom de Mâdou fut connu, le capitaine qui comptait sur une récompense, ramena Son Altesse Royale à Marseille.

Dès lors, il fut plus malheureux, surveillé, emprisonné; mais sa persistance ne se ralentit guère.

Malgré tout, il se sauvait encore, se cachait dans tous les bateaux en partance; on le retrouvait au fond des chambres de chauffe, des soutes à charbon, sous des amas de filets de pêche. Quand on le ramenait, il n’avait pas la moindre révolte, seulement un petit sourire triste, qui vous ôtait la force de le punir.

À la fin, le proviseur ne voulut plus garder la responsabilité d’un élève aussi subtil. Renvoyer le petit prince au Dahomey! «Moucié Bonfils» ne l’osait pas, craignant de perdre les bonnes grâces de Rack-Mâdou-Ghézô dont il connaissait le royal entêtement. C’est au milieu de ces perplexités que parut dans le Sémaphore, l’annonce du gymnase Moronval. Aussitôt, le petit noir fut expédié, 25, avenue Montaigne, dans le plus beau quartier de Paris, où il fut – je vous prie de le croire – reçu à bras ouverts.

C’était la fortune du gymnase et une réclame vivante, que ce petit héritier noir d’un royaume lointain. Aussi on l’exhiba, on le promena. M. Moronval se montra avec lui au théâtre, aux courses, le long des grands boulevards, semblable à ces commerçants qui font rouler dans Paris, sur un fiacre à l’heure, quelque enseigne parlante de leur boutique.

Il l’emmena dans des salons, dans des cercles où il entrait, grave comme Fénelon conduisant le duc de Bourgogne, tandis qu’on annonçait: «Son Altesse Royale le prince de Dahomey, et M. Moronval son précepteur.»

Pendant des mois, les petits journaux furent pleins d’anecdotes, de reparties attribuées à Mâdou; même un rédacteur du Standard vint tout exprès de Londres pour le voir, et ils eurent ensemble une sérieuse conversation financière, administrative, sur la façon dont le prince comptait gouverner un jour ses États, sur ce qu’il pensait du régime parlementaire, de l’instruction obligatoire, etc. La feuille anglaise reproduisit à l’époque ce curieux dialogue, questions et réponses. Les réponses, flottantes et vagues, laissent généralement à désirer. On y remarque pourtant cette saillie de Mâdou, prié de donner son opinion sur la liberté de la presse: «Tout manger, bon pour manger; toute parole, pas bon pour dire…»