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Du coup, tous les frais du gymnase Moronval se trouvèrent payés par ce seul élève; «moucié Bonfils» réglait les notes sans faire la moindre observation. Par exemple, l’éducation de Mâdou fut un peu négligée. Il en restait à l’abécédaire, et la méthode Moronval-Decostère le trouva constamment rebelle à ses charmes, mais il n’y avait pas le moindre inconvénient à cela, les années de pension devant se multiplier en sens inverse des progrès du jeune roi.

Il gardait donc sa prononciation défectueuse, son parler demi-enfantin qui, en ôtant leurs temps aux verbes, donne à la phrase une physionomie impersonnelle, semble l’essai d’un peuple à peine sorti du mutisme animal. Du reste, gâté, choyé, entouré. On dressait les autres «petits pays chauds» à le distraire, à lui céder, ce qui avait été d’abord assez difficile à obtenir, vu sa couleur terriblement foncée, qui est une marque d’esclavage dans presque toutes les contrées exotiques.

Et les professeurs, quelle indulgence, quels sourires aimables ils avaient pour cette petite boule noire qui, malgré son intelligence, se refusait à tous les bienfaits de l’instruction, et sous la laine épaisse de sa chevelure abritait, avec un ardent souvenir de son pays, le mépris de ces billevesées qu’on essayait de lui inculquer! Chacun dans le gymnase faisait des projets sur cette royauté future, déjà puissante et entourée, comme si Mâdou avait marché en plein Paris, sous les éventails de plumes, le dais à franges, les lances en faisceaux, de la suite de son père.

Quand Mâdou sera roi!

C’était le refrain de toutes leurs conversations. Sitôt Mâdou couronné, on irait là-bas, tous ensemble. Labassindre rêvait de régénérer la musique grossière du Dahomey et se voyait déjà directeur d’un conservatoire, maître de la chapelle royale. Madame Moronval-Decostère espérait appliquer sa méthode en grand dans de vastes classes, dont elle se figurait les nattes nombreuses noires de petits élèves accroupis. Mais le docteur Hirsch, lui, dans son rêve, couchait toute cette marmaille dans des lits innombrables rangés en enfilade et faisait sur elle les expériences dangereuses de sa médecine fantaisiste et non diplômée, sans que la police eût la moindre envie de s’en mêler.

Les premiers temps de son séjour à Paris semblèrent doux au petit roi, à cause de cette adoration ambiante; et puis, Paris est la ville du monde où les exilés s’ennuient le moins, peut-être parce qu’il se mêle dans son atmosphère un peu de l’atmosphère de tous les pays.

Si seulement le ciel avait voulu sourire, lui aussi, au lieu de ruisseler sans cesse d’une petite pluie fine et cinglante, ou de s’envelopper de tourbillons de peluche blanche, de cette nige qui ressemblait si fort à la graine ouverte et mûre des cotonniers; si le soleil avait chauffé pour de bon, en déchirant la gaze trouble dont il s’entourait continuellement; si Kérika, enfin, avec son carquois, son fusil bronzé, ses bras nus chargés de bracelets était apparue de temps en temps dans le passage des Douze-Maisons, Mâdou aurait été tout à fait heureux.

Mais la destinée changea subitement.

«Moucié Bonfils» arriva un jour au gymnase Moronval, apportant des nouvelles sinistres du Dahomey. Le roi Rack-Mâdou-Ghézô était détrôné, prisonnier des Achantis qui venaient de s’emparer du pays et d’y fonder une dynastie nouvelle. Les troupes royales, les régiments d’amazones, tout avait été vaincu, dispersé, massacré, et Kérika, la seule échappée par miracle, réfugiée à la factorerie Bonfils, faisait prier Mâdou de rester en France et de bien conserver son gri-gri.

C’était écrit: si Mâdou ne perdait pas l’amulette, il régnerait.

Il fallait cette pensée pour relever le courage du pauvre petit roi. Moronval, qui ne croyait pas au gri-gri, présenta sa note – et quelle note! – à moucié Bonfils, qui paya pour cette fois, tout en signifiant au maître de pension qu’à l’avenir, s’il consentait à garder Mâdou, il ne devait plus compter sur une rétribution immédiate, mais sur la reconnaissance et les bienfaits du roi aussitôt que les chances de la guerre le remettraient sur le trône. Il importait de choisir entre cette fortune aléatoire ou un renoncement absolu.

Moronval répondit avec noblesse: «Je me charge de l’enfant.»

Ce n’était déjà plus Son Altesse Royale.

Le respect perdu, rien ne subsista des soins, des attentions dont on avait comblé le petit nègre. Chacun lui en voulait d’une déception personnelle et de la mauvaise humeur de tous. Il fut d’abord le simple pensionnaire, semblable aux autres jusqu’au moindre bouton de l’uniforme, grondé, puni, corrigé, couchant au dortoir, soumis à la règle commune.

Le petit n’y comprenait rien, essayait en vain ses gentillesses, ses petites grimaces autrefois adorables, qui se heurtaient maintenant à une froideur étrange.

Ce fut bien pis quand, plusieurs trimestres écoulés, Moronval, ne recevant pas d’argent, commença à trouver que Mâdou était une bouche inutile. De l’état de pensionnaire, on le fit passer à celui de subalterne. Comme on avait renvoyé le domestique pour cause d’économie, Mâdou le remplaça, non sans révolte. La première fois qu’on lui mit un balai dans les mains en lui indiquant l’usage qu’il fallait en faire, il s’y refusa obstinément. Mais M. Moronval avait des arguments irrésistibles; et, après une vigoureuse bastonnade, l’enfant se résigna.

D’ailleurs, il préférait encore balayer que d’apprendre à lire.

Le petit roi balaya donc et frotta avec une ardeur, une constance singulière, on a pu s’en convaincre par le luisant du salon Moronval. Mais cela n’adoucit par l’humeur farouche du mulâtre, qui ne pouvait lui pardonner toutes les déceptions dont il était la cause involontaire.

Mâdou avait beau s’appliquer à faire reluire, donner au logis délabré un vernis de propreté, il avait beau regarder son maître avec des yeux câlins, l’humilité frémissante d’un chien soumis, il n’obtenait le plus souvent que des coups de matraque pour récompense.

– Jamais content!… jamais content!… disait le négrillon avec une expression désespérée. Et le ciel de Paris lui semblait devenir plus noir, la pluie plus continuelle, la neige plus abondante et plus froide.

Ô Kérika, tante Kérika, si aimante et si fière, où êtes-vous? Venez voir ce qu’ils font du petit roi, comme on le traite durement, comme on le nourrit mal, comme on l’habille de guenilles, sans pitié pour son corps frileux. Il n’a plus qu’un vêtement de propre maintenant, c’est sa livrée, casaque rouge, gilet rayé, casquette à galon. À présent, quand il accompagne le maître, il ne marche plus à côté de lui en égal; il le suit à dix pas. Ce n’est pas encore le plus dur.

De l’antichambre il passe à la cuisine, et de la cuisine, comme on a remarqué son honnêteté, son ingénuité, on l’envoie au marché de Chaillot avec un grand panier faire les provisions.

Et voilà où en est réduit le dernier descendant du puissant Tocodonou, fondateur de la dynastie dahomienne! À aller marchander les vivres du gymnase Moronval!… Deux fois par semaine on le voit remonter la longue rue de Chaillot, longeant les murs, maigri, souffreteux, grelottant, car maintenant il a froid, toujours froid, et rien ne le réchauffe, ni les exercices violents auxquels on le condamne, ni les coups, ni la honte d’être devenu domestique, ni même sa haine contre le Père au bâton, c’est ainsi qu’il appelle Moronval.