Elle est pourtant bien vigoureuse, cette haine.
Ah! si Mâdou redevenait roi un jour!… Son cœur frémit de rage à cette pensée, et il faut l’entendre faire part à Jack de ses projets de vengeance:
– Quand Mâdou retourner Dahomey, écrire bonne petite lettre à Père au bâton, faire venir li en Dahomey, et couper tête à li dans grand bassin de cuivre; après, avec sa peau, couvrir un grand tambour de guerre pour aller contre les Achantis… Zim! boum! boum!… Zim! boum! boum!
Jack voyait briller dans l’ombre, adoucie d’un reflet de neige, deux petits yeux de tigre, pendant que le nègre tapait sourdement de la main sur le rebord de son lit pour imiter le tambour de guerre. Le petit de Barancy était terrifié; aussi la conversation en resta là pendant quelques minutes. Enfoncé dans ses couvertures, la tête pleine de ce qu’il venait d’entendre, le «nouveau» croyait voir passer des éclairs de sabre et retenait sa respiration.
Mâdou, que son récit avait excité, aurait bien voulu parler encore, mais il croyait son camarade endormi. Enfin Jack poussa un de ces longs soupirs qui semblent venir de ces immensités que le rêve parcourt en une seconde et de la profondeur du cauchemar.
– Toi pas dormir, moucié, demanda Mâdou doucement, toi causer encore ensemble!…
– Oui, je veux bien, répondit Jack… Seulement, nous ne parlerons plus de votre vilain tambour ni du grand bassin de cuivre rouge… Ça me fait trop peur.
Le nègre eut un petit rire, puis d’un ton bon enfant:
– Non, non, moucié… Plus parler Mâdou, parler toi à présent… Comment tu t’appelles?
– Jack… par un K… Maman y tient beaucoup.
– Li bien riche, la maman à toi?
– Si elle est riche… je crois bien, dit Jack, qui n’était pas fâché à son tour d’éblouir le petit roi… Nous avons une voiture, une belle maison sur le boulevard, des chevaux, des domestiques, et tout… Et puis, vous verrez quand maman viendra me voir, comme elle est belle. Dans la rue tout le monde la regarde… Elle a de belles robes, de beaux bijoux… Bon ami a bien raison de dire qu’il ne lui refuse rien. Quand maman a voulu venir à Paris, c’est lui qui nous y a amenés… Avant, nous étions à Tours… C’est ça un joli pays! Nous demeurions sur le Mail, et le tantôt nous allions nous promener dans la rue Royale, où il y a d’excellents gâteaux et beaucoup d’officiers en beaux uniformes… Ah! je m’amusais bien, allez!… D’abord tous les messieurs me gâtaient, m’embrassaient. J’avais papa Charles, papa Léon, des papas pour rire, vous savez, parce que mon père à moi est mort, il y a bien longtemps, et je ne l’ai jamais connu… Dans le commencement que nous étions à Paris, je m’ennuyais un peu de ne plus voir les arbres, ni la campagne; mais maman m’aime tant, me gâte tant, que cela m’a consolé. On m’a habillé à l’anglaise, ce qui est tout à fait la grande mode, et on me frisait tous les jours pour m’emmener promener au bois de Boulogne, autour du lac… Alors bon ami a dit que je n’apprendrais jamais rien, qu’il fallait me mettre en pension, et maman m’a mené à Vaugirard, chez les pères…
Ici, Jack s’arrêta.
Cet aveu qu’il allait faire, que les Jésuites n’avaient pas voulu le recevoir, blessait son amour-propre; malgré la naïveté, l’ignorance de son âge, il sentait qu’il y avait là quelque chose d’humiliant pour sa mère et pour lui. Et puis, ce récit, qu’il avait entrepris étourdiment, le ramenait à la seule préoccupation sérieuse qu’il eût jamais eue dans la vie… Pourquoi n’avait-on pas voulu de lui? Pourquoi les pleurs de sa mère, et le «pauvre enfant» si pitoyable du supérieur?
– Dis-donc, moucié, fit le nègre subitement… qu’est-ce que c’est ça, une cocotte?
– Une cocotte? répondit Jack un peu étonné… je ne sais pas, moi… C’est une poule, une cocotte.
– C’est que li Père au bâton dire à madame Moronval, ta maman à toi être une cocotte.
– En voilà une drôle d’idée… Maman une cocotte… Vous avez mal entendu… Maman une cocotte!
À cette pensée que sa mère était une poule avec des plumes, des ailes, des pattes, Jack se mit à rire de toutes ses forces, et Mâdou l’imita à son tour sans savoir pourquoi.
Cette gaieté dissipa bien vite l’impression sinistre des histoires de tout à l’heure, et les deux pauvres petits abandonnés, après s’être fait confidence l’un à l’autre de leur misère, s’endormirent de bon cœur, la bouche entr’ouverte, encore pleine de rires, que la respiration régulière du sommeil chassa bientôt en mille petites notes joyeusement confuses.
IV UNE SÉANCE LITTÉRAIRE AU GYMNASE MORONVAL
Les enfants sont comme les hommes, l’expérience d’autrui ne leur sert pas.
Jack avait été terrifié par l’histoire de Mâdou-Ghézô, mais elle lui resta dans le souvenir amoindrie, décolorée, ainsi qu’une épouvantable tempête, une bataille sanglante regardées dans un diorama.
Les premiers mois de son séjour au gymnase furent si heureux, tout le monde se montra si empressé, si affectueux autour de lui, qu’il oublia que les malheurs de Mâdou avaient eu ce brillant début.
Aux repas, il occupait la première place près de Moronval, buvait du vin, avait part au dessert, tandis que les autres enfants, sitôt que les fruits et les gâteaux apparaissaient, se levaient de table brusquement, comme indignés, et devaient se contenter d’une sorte de boisson bizarre, jaunâtre, composée expressément pour eux par le docteur Hirsch et qu’on appelait de «l’églantine.»
Cet illustre savant, dont les finances, à en juger par son aspect, se trouvaient dans un état déplorable, était le commensal habituel de la pension Moronval. Il égayait les repas par toutes sortes de saillies scientifiques, des récits d’opérations chirurgicales, des descriptions de maladies extraordinairement purulentes, qu’il avait rencontrées dans ses nombreuses lectures et qu’il racontait avec une verve endiablée. En outre, il tenait les convives au courant de la mortalité publique, de la maladie régnante; et s’il se rencontrait quelque part, sur un point éloigné du globe, un cas de peste noire, ou de lèpre, ou d’éléphantiasis, il le savait avant tous les journaux, le constatait avec une satisfaction menaçante et des hochements de tête qui signifiaient: «Gare tout à l’heure, si cela arrive jusqu’à nous!»
Très aimable, du reste, et n’ayant, comme voisin de table, que deux inconvénients: d’abord sa maladresse de myope, puis la manie de verser à tout propos dans votre assiette ou votre verre soit une goutte, soit une pincée de quelque chose, poudre ou liquide, contenu dans une boîte microscopique ou dans un petit flacon bleu très suspect. Ce contenu variait souvent, car il ne se passait pas de semaine que le docteur ne fît une découverte scientifique; mais en général, le bicarbonate, l’alcali, l’arsenic (à doses infinitésimales heureusement) faisaient la base de cette médication par les aliments.
Jack subissait ces soins préventifs, et n’osait pas dire qu’il trouvait à l’alcali un fort mauvais goût. De temps en temps, les autres professeurs étaient aussi invités. Tout ce monde buvait à la santé du petit de Barancy, et il fallait voir l’enthousiasme qu’excitaient sa grâce et sa gentillesse; il fallait voir le chanteur Labassindre, à la moindre saillie du nouveau, se renverser sur sa chaise, secoué par un gros rire, essuyer ses yeux d’un coin de serviette, taper à grands coups sur la table.