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D’Argenton, le beau d’Argenton lui-même se déridait. Un sourire blême déplaçait sa grosse moustache; son œil bleu, froid et nacré, se tournait vers l’enfant avec une hautaine approbation.

Jack était ravi.

Il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre les haussements d’épaules, les clignements d’yeux que lui envoyait Mâdou circulant derrière les convives dans l’humilité de ses fonctions infimes, une serviette sur le bras et toujours à la main quelque assiette qu’il faisait reluire.

C’est que Mâdou savait la valeur de ces louanges exagérées et l’inanité des grandeurs humaines!

Lui aussi s’était assis à la place d’honneur, avait goûté au vin du maître, saupoudré par le petit flacon du docteur. Et cette tunique galonnée d’argent, dont Jack se montrait si fier, n’était trop grande pour lui que parce qu’elle avait été taillée pour Mâdou.

L’exemple de cette chute illustre aurait dû mettre le petit de Barancy en garde contre l’orgueil, car ses commencements furent absolument semblables à ceux du petit roi.

Des récréations permanentes auxquelles tout le gymnase prenait part pour son bon plaisir, des flatteries insensées, et seulement, de temps en temps, quelques leçons de madame Moronval pour l’application du fameux système. Encore ces leçons n’avaient-elles rien de bien pénible, la petite naine était une excellente femme, dont le seul défaut était une exagération constante dans la façon de prononcer les mots les plus simples. Elle disait: «l’estomack,» les «ouagons,» «je suis allée en ouagon… Nous nous rencontrâmes en ouagon.» On ne savait plus de quoi elle parlait.

Quant à Moronval, il avouait se sentir un grand faible pour son nouvel élève. Le drôle avait pris ses renseignements. Il connaissait l’hôtel du boulevard Haussmann et toutes les ressources qu’on pouvait tirer de «bon ami.»

Aussi, quand madame de Barancy venait voir Jack, ce qui arrivait souvent, elle trouvait un accueil empressé, un auditoire attentif à toutes les histoires folles et vaniteuses qu’elle se plaisait à débiter. Au début, madame Moronval née Decostère avait voulu garder une certaine dignité vis-à-vis d’une personne aussi légère, mais le mulâtre y avait mis bon ordre, et, avec une foule de nuances, elle associait, sans trop les faire crier ensemble, ses scrupules d’honnête femme et de commerçante intéressée.

«Jack,… Jack… voilà ta mère!» criait-on aussitôt que, le portail ouvert, Ida en grande toilette s’avançait vers le parloir, des petits paquets de gâteaux et de bonbons à la main, dans son manchon. C’était fête pour tout le monde. On goûtait en compagnie. Jack faisait aux «petits pays chauds» une distribution générale, et madame de Barancy elle-même dégantait une de ses mains, celle qui avait le plus de bagues, pour prendre sa part des friandises.

La pauvre créature était si généreuse, l’argent lui glissait si bien dans les doigts, qu’elle apportait toujours avec ses gâteaux toutes sortes de présents, des fantaisies, des jouets distribués autour d’elle au hasard de sa bonne grâce. Vous pensez quelles plates louanges, quelles exclamations de paysans nourriciers, accueillaient ces largesses inconsidérées. Seul, Moronval avait un sourire de pitié et comme une contrainte envieuse, à voir la fortune s’en aller ainsi en menue monnaie pour des futilités, quand elle aurait pu venir en aide à quelque esprit élevé, généreux, déshérité, comme lui par exemple.

C’était là son idée fixe, et tout en admirant Ida, tout en écoutant ses histoires, il avait l’air égaré, distrait, ces rongements d’ongles frénétiques, cette fièvre d’agitation de l’emprunteur qui a sa demande au bord des lèvres et vous en veut presque de ne pas la deviner.

Le rêve de Moronval, depuis longtemps, était de fonder une Revue consacrée aux intérêts coloniaux, de satisfaire son ambition politique en se rappelant régulièrement à ses compatriotes, et d’arriver, qui sait? à la députation. Pour commencer, le journal lui paraissait indispensable, quitte à l’abandonner ensuite.

Il en parlait souvent avec les Ratés, qui tous l’excitaient dans son projet. Ah! s’ils avaient pu avoir un organe… Tant de copie inédite attendait dans ces cerveaux-là, tant d’idées inexprimées, inexprimables plutôt, et qu’ils se figuraient pouvoir rendre plus claires, grâce à la netteté des caractères d’impression!

Moronval avait un vague pressentiment que la mère du nouveau ferait les frais de cette Revue; mais il ne voulait pas aller trop vite, de peur d’effaroucher les défiances de la dame. Il s’agissait de l’entourer, de l’envelopper, d’amener la chose de très loin, afin que son esprit un peu court eût le temps de la comprendre.

Malheureusement, madame de Barancy, par sa mobilité même, se prêtait mal à ces combinaisons. Sans malice aucune elle détournait, du seul fait de sa naïveté, une conversation qui l’amusait peu, écoutait le mulâtre en souriant, avec des yeux aimables, mais distraits, et d’autant plus brillants qu’ils ne se fixaient sur rien.

«Si l’on pouvait lui donner l’idée d’écrire…?» pensait Moronval, et délicatement il essayait de lui insinuer qu’entre madame de Sévigné et George Sand il y avait une belle place à prendre; mais allez donc insinuer n’importe quoi et parler par allusions à un oiseau qui, tout le temps, fait de l’air autour de lui à force de secouer ses ailes!

«Elle n’est pas forte, la pauvre femme!» disait-il après chacune de ces conversations, où l’un apportait toute sa fièvre et l’autre sa bavarde indifférence, lui, rongeant ses ongles avec fureur, elle, parlant, parlant, sans s’écouter elle-même, ni rien de ce qu’on lui disait.

Ce n’étaient pas des raisonnements qui pouvaient prendre un pareil cerveau d’alouette; il fallait l’éblouir, et Moronval y réussit.

Un jour qu’Ida trônait dans le parloir, juchée sur tous ces titres, sur tous ces «de» qu’elle ajoutait à ses amis et connaissances comme pour mettre une rallonge à sa propre noblesse, madame Moronval-Decostère lui dit timidement:

– M. Moronval voudrait vous demander quelque chose, mais il n’ose pas…

– Oh! dites, dites!… fit la pauvre sotte avec un si vif désir d’obliger, que le directeur eut envie de lancer tout de suite sa demande de fonds pour la publication d’une Revue; mais, très malin, très méfiant, il aima mieux agir prudemment, arriver petit à petit, «en sondeur,» comme il disait en clignant ses yeux de chat-tigre. Il se contenta donc de prier madame de Barancy de vouloir bien assister le dimanche suivant à une de leurs séances publiques et littéraires.

Sur le programme, cela s’appelait «séances de lecture expressive à haute voix, suivies de récitation de morceaux choisis de nos meilleurs poètes et prosateurs.» Inutile d’ajouter que parmi ceux-là d’Argenton et Moronval figuraient toujours au premier rang. En somme, c’était une façon que les Ratés avaient trouvée de s’imposer à un public quelconque par l’intermédiaire de l’infatigable et expressive madame Moronval-Decostère. On invitait quelques amis, les correspondants des élèves. Dans le commencement, ces petites fêtes avaient lieu tous les huit jours; mais depuis la déchéance de Mâdou elles s’étaient singulièrement espacées.

En effet, Moronval avait beau éteindre une bougie aux candélabres à chaque personne qui partait, ce qui assombrissait notablement la fin de la soirée, il avait beau mettre à sécher pendant la semaine, sur les fenêtres, le résidu de la théière en petits paquets collés, noirâtres, assez semblables à du varech hors de l’eau, et les faire resservir aux séances suivantes, les frais étaient encore trop considérables pour le dénûment de l’institution. On ne pouvait même pas compter sur la compensation d’une réclame, car le soir, à l’heure des séances, le passage des Douze-Maisons, avec sa lanterne allumée comme un œil unique au front d’un monstre, n’était pas fait pour attirer les promeneurs; les plus hardis n’avançaient jamais au delà de la grille.