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– Ah! malheureux enfant, dans quel état faut-il que je… que je…

Le digne Moronval n’en put dire davantage, étranglé par la surprise et l’émotion; et à le voir jeter au cou du négrillon ses deux grands bras comme d’avides tentacules, l’inspecteur de police, qui l’accompagnait, ne put s’empêcher de penser:

– À la bonne heure! voilà un maître de pension qui aime ses élèves.

En revanche, ce sans-cœur de Mâdou paraissait frappé d’une complète indifférence; ses traits n’exprimèrent rien en voyant paraître Moronval, ni joie, ni peine, ni surprise, ni honte, pas même cette sainte terreur que le mulâtre lui inspirait d’ordinaire et que les circonstances auraient dû, ce semble, fortifier.

Ses yeux regardaient sans voir, mornes dans sa face déteinte, pâlie en-dessous et dépourvue de luisant. Ce qui accentuait encore cette prostration, c’était l’aspect sordide et effrayant de toute sa personne, un paquet de guenilles boueuses. De la tête aux pieds et jusque dans ses cheveux crépus, la boue s’était amassée par couches anciennes, récentes, superposées, et dont les plus sèches s’enlevaient par plaques couleur de poussière.

Il avait i’air d’un être amphibie qui s’est tour à tour trempé dans le flot et roulé dans le sable du rivage.

Plus de souliers aux pieds, plus de casquette; son galon avait tenté sans doute quelque maraudeur. Rien que sa culotte, qui n’avait plus que le fil, et son gilet rouge tout effiloqué, dont la couleur n’apparaissait que de place en place, mangée de soleil et de fange.

Que lui était-il donc arrivé?

Lui seul aurait pu le dire, s’il eût voulu parler. L’inspecteur savait seulement que des agents de la sûreté faisant une ronde, la veille, dans les carrières d’Amérique, l’avaient trouvé couché sur un four à plâtre, à peu près mort de faim et tout engourdi par l’excessive chaleur du four. Pourquoi était-il encore à Paris? Qui l’avait empêché de partir?

Moronval ne le lui demanda pas, il ne lui adressa pas un mot dans le long trajet en voiture qu’ils firent tous les deux du Dépôt au gymnase.

Entre l’enfant, jeté dans un coin comme un paquet, défait, hébété et triste, et le directeur solennel et triomphant, il n’y eut que des regards d’échangés.

Et quels regards!

Une lame aiguë, acérée et tranchante, se croisant dans le vide avec un pauvre petit fer plié, rompu, vaincu d’avance.

Quand Jack vit passer dans le jardin cette face noire et piteuse, ridée, rapetissée parmi ses haillons, il eut peine à reconnaître le petit roi.

Mâdou lui jeta un «bonjou moucié!» d’une tristesse inexprimable; puis, de toute la journée, il ne fut plus question de lui. Les classes eurent lieu dans leur décousu ordinaire, les récréations aussi. Seulement, de temps en temps, à plusieurs reprises, on entendit de grands coups sourds et des gémissements profonds qui venaient de la chambre du mulâtre. Même quand ce bruit sinistre cessait, Jack, dans sa crainte, croyait encore l’entendre; madame Moronval semblait très émue aussi en l’écoutant, et parfois le livre qu’elle tenait entre ses mains tremblait de toutes ses pages.

À dîner, le directeur s’assit, exténué mais radieux:

– Le miséabe! disait-il à sa femme et au docteur Hirsch; le miséabe!… dans quel état il m’a mis!

Le fait est qu’il avait l’air épuisé de fatigue.

Le soir, au dortoir, Jack trouva le lit à côté du sien occupé. Le pauvre Mâdou avait mis son maître dans un tel état que lui-même avait été se coucher et n’avait pu le faire tout seul.

Jack aurait bien voulu lui parler, savoir les détails de son voyage si pénible et si court; mais madame Moronval et le docteur Hirsch étaient là, penchés sur le petit qui semblait sommeiller avec ces gros soupirs que laisse une journée d’éreintement et de larmes.

– Alors, monsieur Hirsch, vous ne pensez pas qu’il soit malade?

– Pas plus que moi, madame Moronval… Voyez-vous! c’est cuirassé comme un monitor, cette espèce-là.

Quand ils furent partis, Jack prit la main de Mâdou, toute noire sur la couverture, râpeuse et brûlante comme une brique qui sort du four.

– Bonsoir, Mâdou.

Mâdou entr’ouvrit les yeux, et, regardant son ami avec un découragement farouche:

– C’est fini Mâdou, lui dit-il tout bas. Mâdou perdu gri-gri. Plus voir Dahomey jamais. Fini…

Voilà pourquoi il n’avait pas quitté Paris. Deux heures après sa fuite du gymnase, alors qu’il cherchait aux abords de la banlieue une porte ouverte sur la campagne, les quinze francs du marché, la médaille qu’il portait à son cou étaient passés, sans qu’il sût comment, dans la poche d’un de ces rouleurs de barrière pour qui toute proie est bonne, un de ces oiseaux rapaces qui se jettent sur tout ce qui brille.

Alors, sans plus songer à Marseille, aux bateaux, au voyage, sachant bien que sans son gri-gri il n’atteindrait jamais le Dahomey, Mâdou avait rebroussé chemin et roulé pendant huit jours et huit nuits dans tous les bas-fonds de Paris souterrain à la recherche de son amulette. Craignant d’être repris et réintégré chez Moronval, il avait mené cette vie nocturne, rampante, effarouchée, que mène le Paris sombre qui vole et qui tue. Il avait couché dans les maisons en construction, les terrains vagues, les tuyaux de conduite, sous les ponts où le vent souffle, derrière les barrières de théâtre parmi les débris du dîner de la queue.

Favorisé par sa petitesse et sa couleur noire, il avait pu se glisser partout, et partout c’était habité. Il avait senti le vice le frôler de ses ailes visqueuses et silencieuses d’oiseau de nuit; il avait mangé le pain des voleurs, car les voleurs sont quelquefois charitables. Il avait assisté à des partages nocturnes, à des réveillons d’assassins dans des caves de bâtisses, dormi son sommeil d’enfant à côté du rêve d’un escarpe. Mais que lui importait à lui? Il cherchait son gri-gri et passait à travers toutes les infamies sans les voir.

Dans l’immense bas-fond parisien, le petit roi restait paisible comme dans les forêts où Kérika l’emmenait camper pendant les grandes chasses, alors que, réveillé la nuit par des beuglements d’éléphants, d’hippopotames, il voyait, sous les arbres gigantesques vaguement éclairés, des formes monstrueuses rôder autour du bivouac et qu’il sentait des ondulations de reptiles passer sous les feuilles près de lui. Mais Paris est autrement terrible avec ses monstres que toutes les forêts d’Afrique, – le négrillon aurait eu bien peur, s’il avait vu, s’il avait compris. Heureusement la pensée de son gri-gri l’occupait tout entier, et ici comme dans les chasses lointaines, la protection de Kérika s’étendait sur lui…

– C’est fini, Mâdou!

Le petit roi n’en dit pas davantage ce soir-là, tellement il était exténué, et son voisin de lit dut s’endormir sans en savoir plus long.

Au milieu de la nuit, Jack fut réveillé en sursaut. Mâdou riait, chantait, parlait tout seul avec une volubilité extraordinaire et dans la langue de son pays. Le délire commençait.

Au matin, le docteur Hirsch, que l’on avait fait venir en toute hâte, déclara que Mâdou était très malade.