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Et n’est-ce pas à Paris seulement que l’on peut voir un enterrement pareiclass="underline" un roi de Dahomey conduit au cimetière par tous les déclassés de la bohème!

Pour achever d’attrister cette cérémonie lamentable, la pluie, une petite pluie serrée, froide, craquante, tomba sans discontinuer, comme si une fatalité de froidure s’acharnait contre le petit roi jusque dans la terre où il allait dormir. Hélas! oui, jusque dans la terre; car une fois la bière descendue, le discours que Moronval prononça, vrai dégel de banalités inaffectueuses, de paroles emphatiques et glacées, n’était pas fait pour te réchauffer, mon pauvre Mâdou. Le mulâtre parla des vertus, de la grande intelligence du défunt, du souverain modèle qu’il aurait fait un jour, puis termina son oraison funèbre par l’éloge banal qui sert en pareil cas: «C’était un homme!» dit-il avec emphase.

C’était un homme.

Pour ceux qui avaient connu cette petite figure de singe, apitoyante et sympathique, cette enfance de physionomie et de langage prolongée par une abrutissante servitude, la parole de Moronval paraissait aussi navrante que comique.

Pourtant, parmi toutes les fausses larmes qui regrettaient Mâdou, il y avait au moins une émotion véritable, une douleur sincère, celle de Jack. La mort de son camarade l’avait beaucoup impressionné, et cette petite frimousse de moricaud si morne et si profondément désolée qu’il avait entrevue dans l’ombre de la serre, le poursuivait sans relâche depuis deux jours. À cette obsession se mêlait en ce moment l’impression de la lugubre cérémonie et aussi le sentiment de son propre malheur. Maintenant que le nègre n’était plus là, il se sentait livré tout seul aux colères du maître, les autres «petits pays chauds,» si abandonnés qu’ils fussent, ayant tous des correspondants qui les visitaient quelquefois et auraient protesté contre des brutalités par trop visibles. Jack était délaissé, il le voyait bien. Sa mère ne lui écrivait plus, personne au gymnase ne savait où elle était. Ah! s’il avait pu l’apprendre, comme il serait allé bien vite se réfugier auprès d’elle, lui raconter ses misères.

Il pensait à cela, le petit Jack, en descendant la longue avenue boueuse du cimetière, Labassindre et le docteur Hirsch marchaient devant lui, causant à haute voix, et voici ce qu’il entendit:

– Je suis sûr qu’elle est à Paris, disait Labassindre.

Machinalement Jack prêta l’oreille.

– Je l’ai vue passer avant-hier sur le boulevard.

– Et lui?

– Dam! tu penses bien qu’ils ont dû revenir ensemble.

Elle, lui, c’étaient deux désignations bien vagues; et pourtant Jack se sentit tout ému, comme quand il écoutait ces conversations de table qui le mettaient au supplice. Au bout d’un moment, en effet, les deux noms prononcés très distinctement l’avertirent qu’il ne se trompait pas.

Ainsi sa mère était à Paris, dans la même ville que lui, et elle ne venait pas l’embrasser.

– Si j’y allais, moi! se dit-il tout à coup.

Pendant la course si longue du Père-Lachaise à l’avenue Montaigne, cette idée l’obséda: s’échapper, profiter de la débandade où le pensionnat s’en revenait, dispersé par la fatigue et les conversations particulières, peu soucieux de l’ordre et de la tenue, à présent que l’effet était produit, la représentation terminée.

Moronval, entouré de ses professeurs et d’un groupe de Ratés, ouvrait la marche et se retournait de temps en temps avec un geste de ralliement: «Allons!» vers le grand Saïd, qui dirigeait une seconde escouade. L’Égyptien, à son tour, transmettait l’appel et le geste du maître aux petites jambes qui suivaient péniblement à une longue distance: «Allons! allons!» Alors les retardataires se mettaient à courir et finissaient par rejoindre le gros de la troupe, à force de bonne volonté. Seul, Jack restait de plus en plus en arrière, feignant une grande lassitude.

– Allons! disait Moronval.

– Allons! allons! répétait l’Égyptien.

À l’entrée des Champs-Élysées, Saïd se retourna une dernière fois, en agitant ses grands bras en télégraphe; mais il les laissa retomber aussitôt dans une posture effarée, stupéfaite.

Cette fois, le petit Jack avait disparu.

VII MARCHE DE NUIT À TRAVERS LA CAMPAGNE

D’abord, il ne courut pas. Il ne voulait pas avoir l’air de quelqu’un qui s’évade.

Il allait au contraire d’un pas de flâneur et d’indifférent, l’œil au guet, par exemple, et les jambes prêtes à un élan prodigieux. Mais, à mesure qu’il approchait du boulevard Haussmann, une folle envie de courir le poussait en avant, et ses petits pas s’allongeaient malgré lui, son impatience d’arriver s’augmentant d’une terrible inquiétude.

Qu’allait-il trouver au boulevard? Peut-être la maison fermée. Et si Hirsch et Labassindre s’étaient trompés, si sa mère n’était pas revenue, alors que deviendrait-il? L’alternative de rentrer au gymnase après cette escapade ne lui vint même pas à l’esprit. S’il y avait pensé, le souvenir des coups sourds et des plaintes lugubres qu’il avait entendus tout un après-midi dans la chambre où le mulâtre et Mâdou étaient restés enfermés, l’aurait rempli d’épouvante et détourné de son projet.

«Elle est là!» se dit l’enfant avec un transport de joie, en voyant de loin toutes les fenêtres de l’hôtel ouvertes et les battants du portail écartés, comme lorsque sa mère était prête à sortir. Il se précipita pour arriver avant que la voiture fût partie. Mais, dès le vestibule, l’aspect de la maison lui parut extraordinaire.

Elle était pleine de monde, d’animation.

Sous le porche on descendait des meubles, des fauteuils, des canapés dont les étoffes couleur tendre, faites pour le demi-jour du boudoir, semblaient dépaysées dans la lumière de la rue. Une glace enguirlandée d’amours s’appuyait sur la pierre froide de l’entrée, pêle-mêle avec des jardinières fanées, des rideaux démontés, un petit lustre en cristal de roche. Des femmes en grande toilette circulaient dans l’escalier, et sur le tapis assourdi leurs pieds menus se croisaient avec les gros souliers des commissionnaires qui descendaient chargés de meubles.

Jack, stupéfait, monta mêlé dans cette foule, et il eut peine à reconnaître l’appartement, tellement toutes les pièces semblaient confondues dans le désordre de leurs meubles transportés d’un en droit à l’autre, déplacés, dépareillés et encore neufs. Les visiteurs ouvraient les tiroirs vides, donnaient de petites tapes sur le bois des bahuts, le cuir tendu des chaises, lorgnaient autour d’eux d’un air impertinent, et quelquefois, en passant devant le piano, une dame élégante, sans s’arrêter ni se déganter, faisait sonner les notes. L’enfant croyait rêver en voyant sa maison envahie par cette cohue où il ne reconnaissait personne, où il passait inaperçu comme n’importe quel étranger.