Le couple parti, on entendit rouler lentement, péniblement, une voiture sur les cailloux de la montée.
– Tiens! on dirait M. Rivals. Je reconnais son cheval qui va toujours au pas. C’est vous, docteur?
– Oui, madame d’Argenton.
C’était le médecin d’Étiolles qui, en rentrant de sa tournée, venait prendre des nouvelles de son petit malade du matin.
– Là! quand je vous disais que ce ne serait qu’une grosse courbature… Bonjour, mon enfant!
Jack regardait cette large figure couperosée, ce tout petit homme, trapu, voûté, avec sa longue redingote qui lui battait les talons, sa crinière blanche ébouriffée, et cette démarche houleuse rapportée de vingt ans de mer en qualité de chirurgien.
Comme il avait l’air loyal et bon!
Ah! les braves gens, et qu’on se sentait heureux dans ce milieu franc et rustique, loin de l’affreux mulâtre et du gymnase Moronval.
Quand le docteur se fut en allé, on poussa les gros verrous de la porte. L’ombre referma autour des murs sa barrière silencieuse, et la mère et l’enfant montèrent dans la chambre pour se coucher.
Là, pendant que Jack s’endormait, elle écrivit à son d’Argenton une longue lettre pour lui annoncer l’arrivée de son fils et essayer de l’attendrir sur le sort incertain de cette petite vie dont elle entendait le souffle régulier et paisible sous les rideaux, tout près d’elle.
Elle ne fut un peu rassurée à ce sujet que deux jours après, en recevant d’Auvergne une réponse du poète.
Quoique pleine de remontrances et d’allusions à la faiblesse de la mère et au caractère indiscipliné de l’enfant, la lettre était moins terrible qu’on aurait pu s’y attendre. En somme, d’Argenton avait déjà pensé aux frais énormes qu’entraînait l’éducation Moronval, et tout en désapprouvant l’escapade, il convenait que ce n’était pas là un grand malheur, l’institution étant en pleine déconfiture. (Depuis qu’il n’y était plus, parbleu!) Quant à l’avenir de l’enfant, il s’en chargeait; et à son arrivée prochaine, c’est-à-dire dans huit jours, il aviserait sur ce qu’il y aurait à faire.
Jamais Jack, dans toute sa vie d’enfant et d’homme, ne put retrouver huit autres jours pareils à ces huit jours-là, si beaux, si heureux, si pleins. Sa mère tout à lui, le bois, la basse-cour, la chèvre, et remonter dix fois l’escalier dans les pas de son Ida, aller où elle allait, rire de son rire sans savoir pourquoi, le bonheur enfin, le bonheur fait d’une foule de joies menues et inracontables.
Puis une nouvelle lettre, et:
«Il arrive demain.»
Bien que d’Argenton eût dit qu’il était prêt à revoir cet enfant, à se montrer bon et indulgent pour lui, la mère était inquiète et voulait préparer l’entrevue. Aussi elle empêcha Jack de monter avec elle dans la carriole qui devait ramener de la station d’Évry le poète attendu. Elle lui fit une leçon embarrassée, pénible pour tous deux, comme s’ils eussent été complices de quelque faute impardonnable: «Tu resteras au fond du jardin, tu m’entends… Tu ne t’élanceras pas à sa rencontre… Tu attendras, je t’appellerai.»
Quelle émotion pour Jack!
Il passa cette heure d’attente à se promener dans le verger, à guetter dans le petit chemin caillouteux, jusqu’au premier grincement de roues.
Alors il s’enfuit et, caché derrière les groseilliers, il entendit l’entrée dans la maison, sa voix à Lui, sévère, sans vibration, et la voix de sa mère encore plus douce que d’habitude. «Oui, mon ami… Non mon ami…»
Enfin, la fenêtre de la tourelle s’ouvrit dans le feuillage.
– Jack, monte vite… tu peux venir.
Son petit cœur battait dans l’escalier, autant d’étouffement que de crainte; et, dès en entrant, il se sentit mal préparé pour une entrevue aussi grave, effrayé de cette tête blafarde sur la boiserie sombre de la chaire, gêné de l’embarras de sa mère qui ne tendait même pas la main à sa timidité d’enfant.
Pourtant il balbutia un bonjour, et attendit.
Le sermon fut court, presque affectueux, cette attitude d’accusé étant loin de déplaire au poète, assez ravi aussi du bon tour joué au cher directeur.
– Jack, dit-il en finissant, il faut être sérieux, il faut travailler. La vie n’est pas un roman. Je ne demande pas mieux que de croire à votre repentir; et si vous êtes raisonnable, je vous aimerai certainement, et nous vivrons heureux tous les trois. Donc, voici ce que j’ai à vous proposer: Sur le temps que je consacre à mes terribles luttes artistiques, je prendrai tous les jours une heure ou deux destinées à votre éducation, à votre instruction. Si vous voulez travailler, je me charge de faire de vous, de l’enfant indiscipliné et léger, un homme comme moi, trempé solidement pour la bataille.
– Tu entends, Jack, dit la mère, que le silence de son enfant rendait très inquiète… Tu comprends, n’est-ce pas, le grand sacrifice que notre ami va s’imposer pour toi?
– Oui, maman… murmura Jack.
– Attendez, Charlotte, répliqua d’Argenton. Il faut savoir d’abord si ma proposition lui plaît. Je ne force personne, bien entendu.
– Eh bien! Jack?
Jack, ahuri d’entendre appeler sa mère Charlotte, ne savait que répondre et chercha si longtemps quelque chose d’assez tendre, d’assez éloquent pour toute cette générosité, qu’il finit par enfouir sa reconnaissance dans un silence profond. Voyant cela, sa mère le poussa dans les bras du poète qui lui accorda un vrai baiser de théâtre, sonore et froid, en ayant l’air encore de réprimer un mouvement de répulsion.
– Ah! cher, que tu es grand, que tu es bon!… murmurait la pauvre femme, pendant que l’enfant, congédié d’un geste, descendait l’escalier bien vite pour cacher son émotion.
Au fond, cette arrivée de Jack dans la maison allait être une distraction pour le poète. La première joie de l’installation passée, il s’était promptement fatigué du tête-à-tête avec Ida, qu’il appelait maintenant Charlotte, en souvenir de l’héroïne de Gœthe, et aussi parce qu’il ne voulait rien lui laisser de l’ancienne Ida de Barancy. Avec elle, il se sentait seul, tellement sa personnalité envahissante s’était imposée à cette malheureuse créature d’esprit borné et de caractère nul.
Elle répétait ses mots, s’imprégnait de ses idées, délayait ses paradoxes en bavardages interminables; de sorte qu’ils ne faisaient qu’un à eux deux, et cette unité, qui peut sembler l’idéal du bonheur dans certaines conditions de vie, était devenue le vrai supplice de d’Argenton, trop batailleur, discuteur, controversant, pour se contenter de cette approbation permanente.
Au moins, maintenant, il aurait quelqu’un à contrarier, à diriger, à morigéner, car il était pion bien plus qu’il n’était poète; et ce fut dans ces dispositions agitées qu’il entreprit l’éducation de Jack avec la ponctualité pompeuse, la solennité méthodique, qu’apportait à ses moindres actions cet éternel pontifiant.
Dès le lendemain, Jack en se réveillant dans sa petite chambre aperçut, glissée entre la rainure de sa glace, une pancarte écrite de la belle écriture impeccable du poète, et sur laquelle on lisait en très gros caractères: