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Aussi comme il les veillait, comme il épiait leurs moindres maladies. Il avait entre autres tout un peuplement de sapins attaqués par les bœstrichs, qui le rendait très malheureux. Ces bœstrichs sont de tout petits vers, qui viennent on ne sait d’où, par milliards, en rangs serrés, choisissent l’arbre le plus fort, le plus beau, le mieux portant et le prennent d’assaut. Pour lutter contre ces terribles invasions, le sapin a sa résine, et de toute sa force d’arbre, avec ce suc de sa sève qui en coulant lui emporte un peu de sa vie, essaye de résister à l’ennemi. Il répand des torrents de résine sur le bœstrich et sur les œufs déposés dans la fibre de son écorce, s’épuise, se dessèche dans cette lutte presque toujours inutile. Jack s’intéressait au destin de ces pauvres arbres, voyait ruisseler pendant le combat cette sueur odorante, ces larmes végétales lourdes à tomber, d’un ambre pur, plein de rayons. Parfois, le sapin parvenait à échapper à ce désastre; mais le plus souvent il dépérissait, se creusait, et, quelque jour, le colosse couronné de chants d’oiseaux, de vols d’abeilles, tout murmurant des existences qu’il abritait et du souffle de l’air dans ses branches vigoureuses, prenait l’aspect d’un arbre frappé de la foudre et s’abattait enfin en laissant là-haut sur le flot des cimes le vide d’un engloutissement.

Les hêtres avaient un autre ennemi, une espèce de charançons, vermillonnés, presque imperceptibles eux aussi, et si nombreux, que chaque feuille portait son ver, une piqûre d’un beau rouge vif. De loin, cette partie de forêt, ces branches colorées par un automne anticipé, une mort précoce, avaient l’aspect d’une fausse santé, les rougeurs maladives qui animent le teint des jeunes poitrinaires; le père Archambauld les regardait avec des hochements de tête tristes comme en a, devant certains malades, un médecin qui désespère.

Pendant ces tournées forestières, le garde et l’enfant ne se parlaient pas, la grande symphonie des bois les envahissant. Selon les essences d’arbres qu’il secouait, le vent transformait son haleine et sa plainte. Dans les pins, c’était une houle de mer, un souffle long; dans les bouleaux, dans les trembles, un cliquetis frémissant qui laissait les rameaux immobiles, mais passait sur les feuilles en mille notes métalliques; et du bord des étangs, nombreux dans cette partie de la forêt, venaient des frôlements doux, le froissement des roseaux inclinant l’un vers l’autre leurs longues lances satinées. Par là-dessus, le rire strident des pies, les coups de becs des piverts, le cri mélancolique des coucous, tous ces bruits vagues qui montent de quatre à cinq lieues de feuilles. Jack les avait toujours dans les oreilles, ces bruits délicieux, et il les aimait.

Pourtant, à courir ainsi la forêt tout le jour en compagnie du garde, il s’était fait des ennemis. Il se trouvait là, à la lisière, une population de braconniers à qui la vigilance d’Archambauld faisait la vie très dure et qui lui avaient voué une haine à mort. Sournois et poltrons, quand ils le rencontraient sous bois, ils le saluaient d’un coup de chapeau où l’enfant avait sa part; mais quand celui-ci rentrait tout seul, c’était à qui lui montrerait le poing. Il y avait surtout une grande vieille appelée la mère Salé, qui, avec sa tête régulière et creusée, sa peau de vieille squaw rouge comme le sable des carrières, ses lèvres minces et rentrantes, poursuivait Jack jusque dans ses rêves. Lorsqu’il quittait le garde au coucher du soleil pour revenir aux Aulnettes, il trouvait toujours sur son chemin, assise au revers d’un fossé, la vieille voleuse de bois chargée de son fagot comme ce Nicodème fantastique qu’on fait voir aux enfants dans la lune, traversant la lumière de sa silhouette de démon aguerri au feu. Elle l’attendait au passage sans bouger, laissait passer l’enfant qui se retenait de courir; alors, d’une voix traînante, avec sa prononciation vulgaire de l’Ile-de-France, elle lui criait:

– Eh! dis-donc, toué là-bas!… Pourquoué donc tu files si fort? Je t’ons ben vu, va!… Attends un peu que je t’affûte le nez avec ma sarpe…»

Puis elle se levait, s’amusait à lui faire peur, à lui donner une chasse, comme elle disait, en faisant semblant de le poursuivre, la serpe haute. Jack entendait son pas pressé, le frottement du fagot sur le sol, et il rentrait haletant, suffoqué. Mais ces terreurs ne donnaient que plus de poésie à la forêt en ajoutant à sa grandeur l’attrait mystérieux du danger.

En rentrant de ses courses, Jack trouvait sa mère en train de causer à voix basse dans la cuisine avec la femme du garde. Un silence lourd pesait sur la maison, rythmé par le balancier de la grande horloge de la salle à manger. L’enfant embrassait sa mère qui lui faisait signe de la main:

– Chut!… Tais-toi… Il est là-haut… Il travaille.

Jack s’asseyait dans un coin sur une chaise, s’amusait à regarder le chat faire le gros dos au soleil, ou le buste du poète dont l’ombre s’allongeait majestueusement sur la pelouse. Avec la maladresse de l’enfant qui a envie de bruit parce qu’il ne faut pas en faire, il renversait toujours quelque chose, remuait la table; heurtait les poids de l’horloge, dans les mouvements désœuvrés et inconscients que ces petites existences exubérantes jettent autour d’elles à tout instant.

«Mais tais-toi donc!…» répétait Charlotte; et la mère Archambauld, en mettant son couvert, prenait toutes sortes de précautions, avançant sur la pointe de ses gros pieds qui n’avaient pas de pointes, courbant avec effort tout son large dos, marchant des épaules, balourde, zélée, maladroite, pour ne pas déranger «monsieur qui travaillait.»

Il travaillait.

On l’entendait là-haut, dans la tourelle, mesurer d’un pas régulier sa rêverie ou son ennui, rouler sa chaire, pousser la table. Il avait commencé sa Fille de Faust, et s’enfermait toute la journée avec ce titre jeté par lui au hasard autrefois, mais qu’aucune ligne ne justifiait encore. Pourtant, il possédait tout ce qu’il avait toujours rêvé, du loisir, la campagne, la solitude, un admirable cabinet de travail. Quand il avait assez de la forêt, de ce reflet vert sur les vitres, il n’avait qu’à tourner un peu sa chaire et se trouvait en face des bleus variés, illimités de l’eau, du ciel, des lointains. Tout l’arôme du bois, toute la fraîcheur de la rivière, lui arrivaient directement; et le bruit plein du vent dans les branches, les murmures fuyants des lames, de la vapeur, accentuaient ce grand calme de la nature, l’élargissaient autour de lui. Rien ne venait le déranger ou le distraire; seulement, au-dessus de sa tête, les piétinements des pigeons sur le toit et un «rrrouou» caressant comme le renflement de leurs cous nuancés.

– Dieu! qu’on est bien ici pour travailler! s’écriait le poète.

Aussitôt il saisissait la plume, ouvrait l’encrier. Mais rien, pas une ligne. Le papier restait blanc, vide de mots comme la pensée, et les chapitres d’avance désignés – car la manie des titres le poursuivait toujours – s’espaçaient, ainsi que des jalons numérotés dans un champ oublié du semeur. Il était trop bien, il avait trop de poésie autour de lui; il étouffait de trop d’idéal et de bien-être convenu.