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Songez donc! Habiter un pavillon Louis XV à la lisière d’une forêt, dans ce beau pays d’Étiolles auquel le souvenir de la Pompadour se rattache par des liens de rubans roses et des agrafes de diamants; avoir tout ce qu’il faut pour devenir poète, et grand poète, une maîtresse adorée, charmante, à qui ce nom romantique de Charlotte allait si bien, une chaire Henri II pour favoriser l’étude sévère et recueillie, une petite chèvre blanche appelée Dalti, qui le suivait dans ses promenades, et, pour compter les heures de ces heureuses journées, un vieux cartel sur émail dont la sonnerie douce et profonde semblait sortir du passé, évoquer des images mélancoliques des temps évanouis.

C’était trop, beaucoup trop; et le malheureux rimeur se sentait aussi stérile, aussi dénué d’inspiration que lorsqu’après avoir donné des leçons tout le jour, il s’enfermait le soir dans son garni.

Oh! les longues heures de pipe, de flânerie sur le divan, les stations aux fenêtres, l’ennui!…

Quand le pas de Charlotte retentissait dans l’escalier, vite il se mettait à sa table, la figure absorbée, crispée, les yeux perdus dans une absence d’expression qui pouvait être aussi bien de la rêverie.

– Entrez! criait-il au coup timide frappé à la porte.

Elle entrait, fraîche, gaie, ses beaux bras nus à l’air sous ses manches relevées, et si champêtre que la poudre de riz jetée sur sa figure semblait la farine échappée de quelque moulin d’opéra comique.

– Je viens voir mon poète! disait-elle en entrant.

Elle avait une façon de prononcer poète «pouâte,» qui l’agaçait:

– Eh bien! ça marche-t-il?… Es-tu content?…

– Content?… Est-ce que dans ce terrible métier des lettres, qui est un perpétuel effort de l’esprit, on peut être jamais content?

Il s’emportait, sa voix devenait ironique.

– C’est vrai, mon ami… seulement je voulais savoir si ta Fille de Faust

– Eh bien! quoi! ma Fille de Faust?… Sais-tu combien Gœthe a mis d’années pour son Faust, lui?… Dix ans!… Et encore il vivait en pleine communication artistique, dans un milieu intellectuel. Il n’était pas condamné comme moi à la solitude de la pensée, la pire des solitudes, qui vous mène à l’inaction, à la contemplation, au néant de toute idée.

La pauvre femme écoutait sans répondre. À force d’entendre répéter les mêmes phrases à d’Argenton, elle avait compris quels reproches elles contenaient à son adresse. Le ton du poète signifiait: «Ce n’est pas toi, pauvre bête, qui me remplaceras le milieu qui me manque, ce frottement de l’esprit d’où jaillit l’étincelle…» Le fait est qu’il la trouvait stupide et s’ennuyait avec elle comme quand il était seul.

Sans qu’il s’en rendît bien compte, ce qui l’avait séduit dans cette fille, c’était le cadre où il l’avait connue, admirée, le luxe qui l’entourait, l’hôtel du boulevard Haussmann, les domestiques, la voiture, l’envie que causait aux autres Ratés la possession d’une pareille maîtresse. Maintenant qu’il la savait à lui seul, toute à lui, qu’il l’avait transformée, rebaptisée, il lui avait fait perdre la moitié de son charme. Elle était pourtant très jolie, embellie par l’air des champs qui allait si bien à sa beauté luxuriante. Mais à quoi sert d’avoir une jolie maîtresse, si personne ne la regarde passer à votre bras? Puis, elle n’entendait rien à la poésie, aimait bien mieux les bavardages du pays, n’avait rien enfin de ce qu’il fallait pour monter ce poète impuissant, le distraire de l’incommensurable ennui où la solitude et l’oisiveté achevaient de le plonger.

Il fallait le voir le matin, guettant la venue du facteur, ces trois ou quatre journaux auxquels il s’était abonné, et dont il rompait les bandes multicolores avec autant d’empressement que s’il s’attendait à trouver parmi les colonnes quelque nouvelle le concernant, comme, par exemple, la critique de la pièce qu’il avait dans ses cartons, ou le compte rendu du livre qu’il rêvait d’écrire. Et il les lisait, ses journaux, sans sauter une ligne, jusqu’au nom de l’imprimeur. Il y trouvait toujours des motifs de colère, un sujet aux conversations banales et prolongées du déjeuner.

Les autres avaient de la chance. On leur jouait des pièces, et quelles pièces! On leur imprimait des livres, et quels livres! Tandis que lui, rien, jamais rien. Le pire, c’est que les sujets sont dans l’air, que chacun les respire, les traduit, et que les premiers imprimés anéantissent tout le travail des autres. Il ne se passait pas une semaine sans qu’on lui volât quelque idée.

– Tu sais, Charlotte! On a joué hier, au Théâtre-Français, une nouvelle comédie de M. Émile Augier… C’est tout à fait mes Pommes d’Atalante.

– Mais c’est une infamie… On t’a pris tes Pommes d’Atalante! Mais je vais lui écrire, moi, à ce monsieur Laugier, disait la pauvre Lolotte véritablement indignée.

Et lui, très amer:

– Voilà ce que c’est de n’être pas là… Tout le monde prend votre place.

Il avait l’air de lui en faire un reproche, comme si ce n’avait pas été le rêve de toute sa vie, d’avoir un nid à la campagne. Les injustices du public, la vénalité de la critique, toutes les rancunes des impuissants, il les formulait en phrases pédantes et froides.

Pendant ces repas hargneux, Jack ne disait pas un mot, se tenait coi comme s’il eût voulu se faire oublier, se dérober à la mauvaise humeur répandue. Mais à mesure que d’Argenton s’irritait davantage, sa sourde antipathie contre l’enfant se réveillait, et le tremblement de ses mains quand il lui versait à boire, le froncement de sourcils qu’il avait en le regardant, avertissaient le petit Jack de cette haine qui n’attendait qu’un motif pour éclater.

IX PREMIÈRE APPARITION DE BÉLISAIRE

Un après-midi que d’Argenton et Charlotte étaient allés à Corbeil, poussés par ce besoin de déplacement qui poursuit tous les inoccupés, Jack, resté seul avec la mère Archambauld, dut renoncer à partir en forêt, à cause d’un grand orage qui menaçait. Le ciel, un ciel de juillet, chargé de buées lourdes, se cuivrait au bord de ses nuages noirs où couraient de sourds roulements; et la vallée assombrie sur tout un point, muette, désertée, avait cette immobilité de l’attente que prend la terre aux changements de l’atmosphère.

Fatigué de ce désœuvrement d’enfant qu’elle sentait rôder autour d’elle, la femme du forestier regarda le temps, et dit à Jack:

– Savez-vous, monsieur Jack, il ne pleut pas; d’ici que l’eau vienne, vous seriez bien gentil d’aller jusqu’à la route me faire un peu d’herbe pour mes lapins.

L’enfant, enchanté d’être utile, prit un panier, dégringola rapidement le chemin des Aulnettes jusqu’à la route de Corbeil qui passe au bas, et se mit à chercher sur les talus des fossés les serpolets fleuris, les petites herbes pauvres que grignotent les lapins.

À perte de vue la grande route se déroulait, blanche, ouatée d’une poussière fine et brûlante qui ternissait de teintes grises le feuillage épais des gros ormes et toute la lisière du bois. Elle était déserte, cette route, sans un passant ni une voiture, agrandie de sa solitude. Jack, au fond du fossé, très activé dans sa recherche par les roulements de l’orage qui approchait, entendit tout à coup près de lui une voix qui criait sur un ton aigu et monotone: