«Chapeaux! chapeaux! chapeaux!…» et après, sur une note beaucoup plus basse:
«Panamas! panamas! panamas!»
C’était un de ces forains qui courent les campagnes, le dos chargé de leur marchandise. Celui-là portait entre ses deux épaules, comme un orgue, un large panier rempli de chapeaux de paille commune, empilés, montant très haut. Il marchait difficilement, péniblement, les jambes cagneuses, les pieds posés de côté dans de gros souliers jaunes, avec l’air de souffrance d’un blessé.
Avez vous remarqué comme c’est triste un piéton sur une grande route?
On ne sait où va cette vie errante, si le hasard lui procurera un asile, l’abri d’une grange pour dormir. Elle semble traîner avec elle la fatigue du chemin parcouru, l’incertitude des lointains où elle entre. Pour le paysan, ce passant c’est l’étranger, l’aventurier; il le suit d’un œil de méfiance, le reconduit du regard jusqu’à la porte du village, tranquille seulement quand la grande route a repris sur son pavé hanté des bons gendarmes l’inconnu qui ne peut être qu’un malfaiteur.
«Chapeaux! chapeaux! chapeaux!»
Pour qui continuait-il son cri, ce pauvre diable? Il n’y avait pas une maison en vue. Était-ce pour les bornes immobiles, pour les oiseaux abrités dans le feuillage des ormes, anxieux et craintifs aux approches de l’orage?
Tout en criant, il s’était assis sur un tas de pierres et s’essuyait le front avec sa manche, pendant que Jack, de l’autre côté de la route, regardait cette vilaine figure, sans âge, terreuse et triste, aux yeux rongés tout clignotants, à la bouche informe, épaisse, couverte d’une barbe jaunâtre et laissant voir des dents pointues, espacées entre elles comme des dents de loup. Mais ce qui frappait surtout dans cette physionomie, c’était une grande expression de souffrance, la plainte muette de ces yeux ternes, de cette bouche lourde, de toute cette face inachevée, monstrueuse, qui semblait un échantillon retrouvé des âges préhistoriques. Le malheureux avait sans doute conscience de sa terrible laideur; car, en voyant en face de lui cet enfant qui le regardait avec un peu d’inquiétude, il lui sourit d’un air aimable. Ce sourire le rendit encore plus laid, mit au bord de sa bouche, de ses yeux, un million de petites rides, tout ce plissement des visages de pauvres que le sourire chiffonne au lieu de les détendre. Mais il avait l’air si bon en riant ainsi, que Jack se sentit rassuré tout de suite et continua à arracher son herbe.
Soudain un roulement de tonnerre très rapproché ébranla le ciel et la vallée entière. Sur la route un frisson courut, soulevant la poussière, frémissant dans les arbres.
L’homme se releva, regarda les nuages d’un air inquiet, puis s’adressant à Jack, que le coup de tonnerre avait redressé lui aussi, il lui demanda si le village était encore bien loin.
– À un quart d’heure à peu près, répondit l’enfant.
– Eh là! bon Dieu, fit le pauvre camelot, jamais je n’arriverai avant la pluie. Je vais mouiller tous mes chapeaux. J’en ai trop pris; ma bâche n’est pas assez grande pour les couvrir.
Jack eut un bon mouvement en voyant cette consternation; d’ailleurs son fameux voyage l’avait rendu pitoyable à tous les errants du grand chemin.
– Eh! marchand, marchand, cria-t-il à l’homme qui s’en allait déjà en clopinant, activant de toutes ses forces, mais sans grand résultat, ses jambes tordues comme des ceps de vignes… Si vous vouliez, notre maison est tout près d’ici, vous pourriez y abriter vos chapeaux.
Le malheureux accepta avec empressement. Sa marchandise d’été était si délicate!
Les voilà tous les deux se pressant sur la route, grimpant le chemin pierreux pour fuir l’orage qui les talonnait. L’homme allait aussi vite qu’il pouvait, semblait faire des efforts prodigieux, marchait sur l’empeigne de ses souliers et soulevait ses pieds à chaque pas, comme si les cailloux eussent été de feu.
– Vous souffrez? demanda Jack.
– Oh! oui, toujours… C’est mes souliers qui me font mal. J’ai les pieds trop grands, voyez-vous, je ne peux pas trouver de chaussures pour eux. C’est ça qui est pénible, quand on marche. Oh! si jamais je suis riche, je me ferai faire une paire de souliers tout exprès pour moi, mais là, bien à ma mesure.
Et il s’en allait suant, geignant, sautillant, sur les rudesses de la montée, jetant de temps en temps par habitude son cri mélancolique: «Chapeaux! chapeaux! chapeaux!»
On arriva aux Aulnettes. Le marchand déposa dans l’entrée son échafaudage de chapeaux ronds et se tenait là, humblement. Mais Jack tint à le faire asseoir dans la salle à manger.
– Allons! mon brave, mettez-vous là. Vous allez boire un verre de vin et manger un morceau.
L’autre ne voulait pas, se défendait. À la fin il se résigna et dit avec son bon sourire:
– Ma foi! mon petit monsieur, puisque vous y tenez, ça ne sera pas de refus. J’ai cassé une croûte tout à l’heure à Draveil, et vous savez, quand on sort de manger on a toujours un peu faim.
La mère Archambauld, qui en sa qualité de paysanne, femme de garde forestier, avait une sainte horreur des vagabonds, faisait la grimace; mais elle mit tout de même sur la table une miche et un grand pot de vin.
– Là! maintenant une tranche de jambon! commanda Jack d’un ton résolu.
– Mais vous savez ben que monsieur n’aime pas qu’on touche au jambon, dit la mère Archambauld en bougonnant. En effet, le poète était très gourmand, et il y avait dans le garde-manger des morceaux exprès pour lui, qu’on lui réservait.
– C’est bon, c’est bon, donnez toujours, fit le petit Jack qui n’était pas fâché de jouer un peu au maître de maison. La brave femme obéit, mais elle se retira ensuite fièrement dans sa cuisine pour protester.
Tout en remerciant, l’homme mangeait d’un bel appétit. Le petit lui servait à boire, le regardait couper son pain en longues tranches énormes qu’il fourrait dans sa bouche par travers pour pouvoir les faire entrer.
– C’est bon, hein?
– Oh! oui, bien bon!
Dehors, la pluie battait les vitres, l’orage grondait. L’homme et l’enfant parlaient, enveloppés du bien-être que donne le sentiment de l’abri. Le marchand racontait qu’il s’appelait Bélisaire, qu’il était l’aîné d’une nombreuse famille. Ils habitaient rue des Juifs, à Paris, lui, son père, ses trois frères et ses quatre sœurs. Tout ce monde-là fabriquait des chapeaux de paille pour l’été, des casquettes pour l’hiver; et, la marchandise prête, les uns couraient les faubourgs, les autres la province, pour la colporter et la vendre.
– Et vous allez loin? demanda Jack.
– Jusqu’à Nantes, où j’ai une de mes sœurs établie… Je passe par Montargis, Orléans, la Touraine, l’Anjou…
– Ça doit bien vous fatiguer, vous qui marchez péniblement?
– C’est vrai… Je n’ai un peu de soulagement que le soir quand je les quitte, ces malheureux souliers; et encore mon plaisir est gâté par la pensée qu’il faudra les remettre.
– Mais pourquoi vos frères ne voyagent-ils pas à votre place?
– Ils sont encore trop jeunes; et puis le vieux papa Bélisaire n’aurait jamais voulu s’en séparer. Ça lui aurait fait trop de peine. Moi, c’est différent.