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Cette maladie de d’Argenton attirait dans la maison un visiteur assidu, le docteur Rivals, que l’on guettait au passage à tous les coins de route, sa clientèle très étendue, espacée sur plus de dix lieues de pays, l’accaparant à toute heure. Il entrait avec sa bonne figure couperosée et joyeuse, la toison de soie blanche toute frisée qui lui servait de chevelure, les poches de sa longue redingote bourrées de bouquins qu’il lisait toujours en route, en voiture ou à pied. Charlotte prenait un air compassé en l’abordant dans le couloir:

– Ah! docteur, venez vite. Si vous saviez dans quel état il est notre pauvre poète!

– Bah! laissez donc, il n’a besoin que de distraction.

En effet, d’Argenton, qui accueillait le médecin d’une voix affaiblie et pleurarde, était si heureux de se trouver devant un nouveau visage, d’entrevoir dans la monotonie de son existence un élément de variété, qu’il oubliait son mal, parlait politique, littérature, éblouissait le bon docteur par des récits de la vie parisienne, les personnages marquante qu’il prétendait connaître, auxquels il avait dit quelque mot cruel. Le docteur, très naïf, très franc, n’avait aucune raison de douter de cette parole froide qui, même dans ses extravagances vaniteuses, semblait mesurer toutes ses phrases; et puis le vieux Rivals n’était pas observateur.

Il se plaisait dans la maison, trouvait le poète intelligent, original, la femme jolie, l’enfant délicieux, et ne sentait pas, comme l’eût fait un esprit plus fin, par quels liens de hasard ces êtres-là tenaient entre eux, par quelles épingles mal attachées et piquantes ils arrivaient à composer une famille.

Que de fois, vers le milieu du jour, son cheval retenu par la bride à l’anneau de la palissade, le bonhomme s’attardait chez les Parisiens à siroter le grog que Charlotte lui préparait elle-même, et à raconter ses voyages dans l’Indo-Chine à bord de la Bayonnaise ! Jack restait là, dans un coin, attentif, silencieux, pris de cette passion d’aventures que tous les enfants ont en eux et que la vie vient sitôt mater, hélas! avec son nivellement monotone et ses rétrécissements graduels d’horizons.

– Jack! disait brutalement d’Argenton en lui montrant la porte.

Mais le docteur intervenait:

– Laissez-le donc. C’est si amusant d’avoir des petits autour de soi. Ils ont un flair étonnant, ces mâtins-là. Je suis sûr que le vôtre a deviné, rien qu’à me voir, que j’aime les enfants à la folie et que je suis un grand-papa.

Alors il parlait de sa petite-fille Cécile, qui avait deux ans de moins que Jack; et quand il entamait le chapitre des perfections de Cécile, il était encore plus prolixe qu’en racontant ses voyages.

– Pourquoi ne nous l’amenez-vous pas ici, docteur? disait Charlotte. Ils s’amuseraient si bien tous deux.

– Oh! non, madame. La grand’mère ne voudrait pas. Elle ne confie l’enfant à personne, et elle-même ne va nulle part, depuis notre malheur.

Ce malheur, que le vieux Rivals rappelait souvent, était la perte de sa fille et de son gendre, morts tous les deux l’année même de leur mariage, quelque temps après la naissance de Cécile. Un mystère entourait cette double catastrophe. Avec les d’Argenton, la confidence du docteur se bornait toujours à ces mots: «Depuis notre malheur…» et la mère Archambauld, qui était au courant de l’histoire, se renfermait dans des phrases très vagues:

– Ah! dam, oui, dam! c’est des gens qu’ont eu ben du tourment…

Il n’y paraissait guère, à voir l’animation et la gaieté du médecin quand il venait aux Aulnettes. Le grog de Charlotte y était peut-être pour quelque chose, un grog foncé, carabiné, que madame Rivals, si elle l’eût vu, se serait empressée d’éclaircir avec beaucoup d’eau. Quoi qu’il en soit, le bonhomme ne s’ennuyait pas chez les Parisiens, se levait bien des fois pour dire: «Je vais à Ris, à Tigery, à Morsang…» et continuait la conversation commencée, jusqu’au moment où les piaffements de son cheval, qui s’impatientait à la porte, le faisaient se sauver bien vite, en jetant un bonjour au poète, et à Charlotte, préoccupée de son malade, une ordonnance toujours la même: «Donnez-lui de la distraction.»

De la distraction!

Elle ne savait plus que faire, pour lui en procurer. Ils passaient des heures à combiner les repas, ou bien ils partaient en forêt, dans la carriole, emportant leur déjeuner, un filet à papillons, des liasses de journaux ou de livres. Il s’ennuyait.

Il acheta un bateau; mais ce fut encore pis, le tête-à-tête au milieu de la Seine étant forcé, absolu, par cela même insupportable à ces deux êtres, qui ne se disaient pas un mot, jetaient leurs lignes pour s’occuper et pour trouver, dans le silence obligé de la pêche, un prétexte, une excuse à leur mutisme perpétuel. Bientôt la barque resta amarrée parmi les joncs du rivage, remplie d’eau et de feuilles tombées.

Après, vinrent les fantaisies les plus singulières, des réparations au mur, à la tourelle, la construction d’un escalier extérieur et d’une terrasse italienne que le poète avait toujours rêvée, une suite de piliers bas tapissés de treillage, enguirlandés de vignes vierges. Mais il s’ennuya tout de même, malgré sa terrasse.

Un jour qu’il avait fait venir un accordeur pour réparer le clavecin sur lequel il jouait quelques polkas, cet homme, un inventeur bizarre, lui proposa d’installer sur le toit une harpe éolienne, une grande boîte sans couvercle, haute de cinq pieds, où des cordes tendues de longueur inégale vibreraient au vent en accords harmonieux et plaintifs. D’Argenton accepta avec enthousiasme. À peine l’appareil posé, ce fut sinistre. Au moindre souffle, on entendait des gémissements, des modulations déchirantes, des cris lamentables… houoûou… Jack, dans son lit, avait une peur horrible, se cachait la tête sous ses couvertures pour ne plus entendre. Il tombait de là-haut une mélancolie atroce, à rendre fou.

– Mais elle m’ennuie, cette harpe!… Assez, assez!… criait le poète exaspéré.

Il fallut démonter toute la mécanique, porter la harpe éolienne au fond du jardin, l’enfouir pour l’empêcher de vibrer. Mais, même sous terre, elle sonnait encore. Alors on finit par casser ses cordes, par la tuer à coups de pied, à coup de pierres, comme un animal enragé qui ne veut pas mourir.

Ne sachant plus qu’inventer pour distraire ce malheureux dont l’inaction tournait à la manie, Charlotte eut une idée généreuse: «Si j’invitais quelques-uns de ses amis?»

C’était là un vrai sacrifice, car elle aurait voulu l’avoir à elle, tout à elle seule; mais la joie du poète quand elle lui apprit que Labassindre et le docteur Hirsch allaient venir le voir, la récompensa de son courage. Il y avait bien longtemps qu’il songeait à une diversion venue du dehors et qu’il n’osait en parler après toutes ses déclamations sur le bonheur de la solitude et de la vie à deux.