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À quelque temps de là, Jack, en rentrant pour dîner, entendit aux abords de la maison un train inaccoutumé, des rires, des chocs de verres partant de la terrasse neuve, tandis qu’on remuait des casseroles, qu’on cassait du bois pour le feu dans la grande cuisine du rez-de-chaussée. En approchant, il reconnut les voix, les tics des anciens professeurs du gymnase, auxquels se mêlait la parole de d’Argenton, non plus terne et geigneuse comme à l’ordinaire, mais ravivée au contact de la discussion. L’enfant éprouva une impression de terreur à l’idée de se retrouver en face de ces êtres qui lui rappelaient de si mauvaises heures, et ce fut en tremblant qu’il se glissa dans le jardin pour attendre le dîner.

– Messieurs, quand vous voudrez vous mettre à table! dit Charlotte en apparaissant sur la terrasse, fraîche, animée, un grand tablier blanc à bavette montant jusqu’au menton, costumée en maîtresse de maison qui sait, quand il le faut, retrousser ses manches de dentelles et mettre la main à la pâte.

On descendit bien vite dans la salle à manger, où les deux professeurs firent assez bon accueil au petit Jack; et tout le monde s’assit à table devant un de ces excellents repas de campagne qui gardent de la hâte de leur cuisson des saveurs d’herbe sauvage et des parfums de crémaillère.

Des deux portes ouvertes sur la pelouse on apercevait le jardin que le bois continuait sans limite apparente. Des rappels de perdreaux, des gazouillis d’oiseaux qui s’endorment, entraient par là jusqu’aux dîneurs avec les derniers rayons obliques, flamboyants, du soleil contre les vitres.

– Sapristi! mes enfants, que vous êtes bien ici! fit Labassindre tout à coup, quand, le potage avalé d’un grand appétit, chacun reprit la liberté de ses pensées.

– Le fait est que nous sommes bien heureux, dit d’Argenton en pressant la main de Charlotte, qu’il trouvait autrement jolie et séduisante depuis qu’il n’était plus seul à la regarder; et il se mit à faire la description de leur bonheur.

Il raconta les promenades en forêt, les courses en bateau, les haltes aux vieilles auberges du bord de l’eau, anciens relais de coche avec des rampes intérieures en fer ouvragé et les deux gros anneaux du coche enfoncés et rouillés dans la pierre de la façade. Et les longs après-midi de travail dans les grands silences d’été, et les veillées au coin du feu, à l’automne, quand il commence à faire frais, et que la flamme pétille, monte haut, alimentée de racines et de souches.

Il le disait comme il le pensait à ce moment, et elle aussi se figurait avoir vécu de cette vie idéale pendant le temps d’ennui mortel qu’ils avaient si péniblement traversé. Les deux autres écoutaient avec une grimace indicible d’admiration, d’envie, de plaisir, quelque chose d’amer et de blafard dans leur sourire, où se contredisaient les yeux pleins d’affabilité et la bouche tordue par un dépit convulsif.

– Ah! tu as de la chance, toi! disait Labassindre. Quand je pense que demain à cette heure-ci, pendant que vous dînerez là, à cette place, je m’attablerai dans quelque bouillon Duval étouffant, où l’air qu’on respire, les vitres couvertes de buée, la portion qu’on vous sert, tout sent l’étuve, la vapeur, le chaud.

– Encore, si on était sûr de dîner régulièrement au bouillon Duval! grommela le docteur Hirsch.

D’Argenton eut un élan:

– Eh bien! qui vous empêche de passer quelque temps ici? La maison est grande, la cave bien garnie…

– Mais oui, ajouta Charlotte avec empressement; restez donc… Ce sera gentil… Nous ferons des excursions.

– Et l’Opéra? fit Labassindre, qui répétait tous les jours.

– Mais vous, monsieur Hirsch, vous ne jouez pas à l’Opéra.

– Ma foi! comtesse, j’ai bien envie d’accepter votre invitation. J’ai très peu de chose à faire pour l’instant, puisque toute ma clientèle est à la campagne.

La clientèle du docteur Hirsch à la campagne! C’était excessivement bouffon. Pourtant personne n’eut envie de rire; entre Ratés, ils étaient accoutumés à se passer bien des fantaisies.

– Allons! décide-toi, fit d’Argenton. D’abord, c’est un service à me rendre. Dans l’état de santé où je me trouve, tu pourras me donner quelques consultations.

– Voilà qui me retient tout à fait… Tu sais ce que je t’ai dit: Rivals ne connaît rien à ton affaire. En un mois, je me charge de te mettre sur pieds.

– Eh bien! et le gymnase? Et Moronval? s’écria Labassindre, furieux de voir l’autre prendre un plaisir qu’il ne partagerait pas.

– Ah! tant pis! j’en ai assez du gymnase, et de Moronval, et de la méthode Decostère…

Là dessus, le docteur Hirsch, assuré d’un gîte et de la pâtée pour quelque temps, éclata en plaintes, en imprécations contre l’institution qui le nourrissait: Moronval n’était qu’un faiseur; il n’avait plus le sou, il ne payait jamais; d’ailleurs, tout le monde le quittait, l’affaire de Mâdou lui avait fait le plus grand tort.

Les autres renchérissant encore, on fit des Moronval un véritable carnage. On alla jusqu’à complimenter Jack de son escapade qui avait, paraît-il, mis le mulâtre dans un tel état de colère bilieuse qu’il en avait eu la jaunisse.

Une fois lancés sur ce terrain, qui leur était familier, les trois amis ne s’arrêtèrent plus, et toute la soirée se passa à «casser du sucre,» comme ils disaient dans leur argot.

Labassindre en cassa sur la tête des premiers sujets de l’Opéra, cabotins poseurs, sans voix ni talent. Il en cassa sur la tête de son directeur, qui le laissait exprès se morfondre dans des rôles secondaires. Et pourquoi? Parce qu’on connaissait ses opinions socialistes, parce qu’on savait qu’il avait été ouvrier, qu’il sortait du peuple et qu’il l’aimait.

– Eh bien! oui, j’aime le peuple, disait le chanteur s’animant et tapant de ses gros poings sur la table. Et puis, après? Qu’est-ce que ça peut leur faire? Ça m’empêche-t-il d’avoir ma note? Et je crois qu’elle y est, hein?… Écoutez-moi ça, mes enfants.» Et il la tâtait, sa note, la caressait, s’en gargarisait avec délices.

Ensuite ce fut le tour de d’Argenton. Celui-là cassait son sucre méthodiquement, froidement, par petits coups implacables et secs. Les directeurs de théâtres, les libraires, les auteurs, le public, tout le monde eut sa part; et pendant que Charlotte, aidée du petit Jack, surveillait les apprêts du café, ils étaient là tous les trois, les coudes sur la table, devant cet admirable soir d’été, à baver voluptueusement comme des boas, pour digérer.

L’apparition du docteur Rivals acheva d’animer la séance. Ravi de trouver nombreuse et joyeuse société, l’excellent homme prit place à la table.

– Vous voyez bien, madame d’Argenton, qu’il ne fallait à notre malade que de la distraction.

Derrière leurs lunettes bombées, les yeux du docteur Hirsch flamboyèrent.

– Je ne suis pas de votre avis, docteur, dit-il très carrément, en se posant le menton dans la main, prêt à la bataille.

Le vieux Rivals regarda non sans quelque stupeur ce singulier personnage, crasseux, cravaté de blanc, les joues rasées, la tête chauve, et qui, n’ayant de bon qu’un petit coin de l’œil gauche, était obligé, pour tenir son interlocuteur dans un rayon visuel, de se poser de côté, de parler de profil.