– Monsieur est médecin? demanda-t-il.
D’Argenton évita à son ami la peine de mentir.
– Le docteur Hirsch… Le docteur Rivals… dit-il en les présentant l’un à l’autre.
Ils se saluèrent comme deux adversaires sur le terrain, qui croisent leurs regards avant de croiser leurs épées. Le bon Rivals croyant avoir à faire à un fameux praticien de Paris, quelque original de génie, prit d’abord une attitude modeste; mais il s’aperçut bien vite du désordre de cet esprit plein de fêlures. Alors il éleva la voix, lui aussi, pour répondre au ton persifleur, dédaigneux, du docteur Hirsch, qui commençait à lui chauffer les oreilles, lesquelles, de leur nature, étaient déjà très rouges.
– Mon cher confrère, je me permettrai de vous observer…
– Ah! pardon! mon cher confrère…
Une vraie scène de Molière, le latin et le charabia compris, avec cette différence qu’au temps de Molière ce type de déclassé comme le docteur Hirsch n’existait pas encore, et qu’il a fallu pour le produire notre dix-neuvième siècle, surchauffé, troublant, trop plein d’idées.
La maladie de d’Argenton faisait l’objet de la discussion, et c’était curieux de voir l’expression singulièrement comique du poète, qui trouvait d’une part que le docteur Rivals le traitait trop en malade imaginaire, et, d’autre part, ne pouvait retenir une grimace en écoutant l’épouvantable nomenclature de maux compliqués dont le docteur Hirsch le prétendait atteint.
– Finissons-en, dit celui-ci en se levant tout à coup. Donnez-moi une feuille de papier, un crayon… Bien!… Maintenant, je vais, à l’aide du plessimètre, vous dessiner, vous décalquer la maladie de notre pauvre ami.
Il tira de son vaste gilet cette petite plaquette en buis qu’on appelle un plessimètre.
– Viens ici, dit-il à d’Argenton tout pâle; et lui ouvrant brusquement sa redingote, il étendit la feuille de papier dans toute la largeur de la poitrine, promena son plessimètre dessus en auscultant et traçant à mesure des lignes avec son crayon. Ensuite il étala sur la table son papier chargé d’hiéroglyphes comme une carte géographique dessinée par un enfant.
– Je vous fais juges, dit-il. Ceci est le foie de notre ami exactement dessiné d’après nature. Est-ce que ça a l’air d’un foie, bien franchement? Voilà où il devrait être, et voilà où il est… Et remarquez que les proportions gigantesques qu’il a prises sont aux dépens des autres organes. Vous pensez quels désordres tout autour, quels affreux ravages!…
De quelques coups de crayon vigoureusement jetés en zig-zag, il indiquait les ravages.
– C’est effrayant! murmurait d’Argenton, qui regardait cela consterné, devenu jaune de pâle qu’il était d’abord.
Charlotte sentait ses yeux se remplir de larmes.
– Et vous croyez ça, vous autres! fit le vieux Rivals en éclatant… Mais c’est de la médecine de sauvage. On se moque de vous.
– Ah! permettez, mon cher confrère…
Mais le vieux n’écoutait plus rien; il avait pris son grog plus fort que d’habitude, et la bataille s’engagea terrible.
Debout en face l’un de l’autre, les poings brandis, ils se jetaient des noms de médecins, des titres de livres grecs, latins, Scandinaves, hindous, chinois, cochinchinois. Hirsch avait le dessus par ses citations longues d’une aune, et dont – vu leur étrangeté – personne ne pouvait vérifier l’exactitude; mais le père Rivals triomphait avec son formidable coup de trompette, l’énergie et le pittoresque de son dialogue, remplaçant les arguments par des menaces de «f… son adversaire par-dessus bord.»
Ni Jack ni Charlotte ne s’effrayaient de cette discussion violente: ils en avaient entendu bien d’autres au gymnase. Quant à Labassindre, impatienté de ne pouvoir placer un mot, il était allé s’appuyer rêveusement à la rampe de la terrasse pour lancer aux échos endormis du bois sa note retentissante et profonde.
Tout l’air s’en émut à l’entour. Il y eut des coups d’ailes dans le feuillage, et les paons des châteaux voisins, les paons peureux, nerveux, répondirent par ces cris d’alarme qu’ils jettent aux jours d’été dans le ciel orageux. Au fond de leurs cabanes, les paysans voisins se réveillèrent aussi. La vieille Salé et son homme hasardèrent un œil curieux vers les vitres enflammées des Parisiens, pendant que la lune éclairait la petite façade blanche où se détachait en lettres d’or la devise de la maison: «Parva domus, magna quies… Petite maison, grand repos.»
X CÉCILE
Où donc allez-vous de si bonne heure?… demanda le docteur Hirsch, qui descendait paresseusement de sa chambre, à Charlotte déjà en grande toilette, un livre de messe à la main et suivie de Jack, auquel elle avait remis le costume favori de lord Peambock, rallongé pour la circonstance, mais encore trop court.
– Nous allons à la messe, mon cher. C’est aujourd’hui que j’offre le pain bénit. D’Argenton ne vous l’a donc pas dit?… Vite! dépêchez-vous… Il faut que tout le monde soit à l’église ce matin.
C’était le quinze août, jour de l’Assomption. Très flattée de l’honneur qu’on lui faisait, madame d’Argenton partit, le dernier coup sonnant, et prit place avec l’enfant dans le banc réservé tout près du chœur. L’église était en fête, illuminée, pleine de soleil, parée de fleurs. Les enfants de chœur, les chantres, avaient des surplis blancs frais repassés; et devant le lutrin, sur une table rustique, les couronnes du pain bénit s’élevaient en colonnes dorées, offertes à l’admiration des habitants. Pour compléter le tableau, tous les gardes de la forêt en grand costume vert, le couteau de chasse au côté, la carabine au pied, étaient venus se joindre au Te Deum de la fête officielle; ce qui faisait bien l’affaire des braconniers et des voleurs de bois.
Certes, Ida de Barancy eût été bien étonnée, un an auparavant, si quelqu’un lui avait dit qu’elle s’assiérait un jour dans le chœur d’une église de village, sous le nom de vicomtesse d’Argenton, et qu’en tenue respectable, les yeux baissés sur son livre, elle aurait l’apparence, la considération, le prestige, d’une femme mariée.
Ce rôle, nouveau pour elle, l’amusait. Elle surveillait Jack, tournait religieusement les pages de son office, et s’affaissait avec des «frou-frou» de jupe tout à fait édifiants.
À l’offrande, le suisse, armé de sa hallebarde, vint prendre le petit Jack, et se pencha à l’oreille de la mère pour lui demander quelle petite fille il fallait choisir pour tenir la bourse de la quête. Charlotte hésita un moment. Elle ne connaissait à peu près personne dans cette assemblée endimanchée, où les chapeaux à fleurs, les crinolines parisiennes avaient remplacé les coiffes et les sarreaux de la semaine. Alors le suisse lui indiqua la petite fille du docteur Rivals, une jolie enfant assise de l’autre côté du chœur, à côté d’une vieille dame en noir.
Les deux enfants se mirent en marche derrière la majestueuse hallebarde qui rythmait leurs petits pas, Cécile avec une bourse de velours trop large pour ses doigts, et Jack tenant un grand cierge orné de satin, de fleurs fausses, de cannetilles blanches. Ils étaient aussi charmants l’un que l’autre, lui dans son costume anglais qui le grandissait encore, elle toute simple, ses cheveux nattés et tombants encadrant sa figure d’une pâleur mate, éclairée de deux yeux gris, d’un gris de perle fine. Une bonne odeur de pain bénit, mêlée au parfum de l’encens, flottait dans l’église autour d’eux comme l’haleine même du dimanche et de la fête religieuse. Cécile quêtait gentiment, essayait de sourire. Jack était grave; cette petite main qui tremblait dans la sienne, sous son gant blanc de filoselle, lui causait l’impression attendrissante d’un oiseau qu’il aurait déniché dans la forêt, tiède de la plume du nid et doux comme elle. Sentait-il donc déjà que cette petite main serait son amie et que, plus tard, tout ce qu’il aurait de bon dans sa vie, lui viendrait de là?…