Ils allaient, venaient, entre les bancs.
– Ça fait une jolie paire, disait la femme du garde en les voyant passer, et plus bas, tout bas, de façon à ne pas être entendue, elle ajoutait: «Pauvre mignonne! Elle sera encore plus jolie que sa mère… Pourvu qu’il ne lui en arrive pas autant!»
La quête finie, Jack, revenu à sa place, croyait sentir encore le charme communicatif de la petite main si légèrement tenue; mais son bonheur ne devait pas finir là. À la sortie, dans l’encombrement de la petite place où les casques des pompiers, les fusils des forestiers, brillaient au soleil parmi le bariolage des toilettes, madame Rivals s’approcha de d’Argenton et demanda la permission d’emmener Jack déjeuner chez elle et de le garder tout l’après-midi pour jouer avec sa quêteuse. Charlotte rougit de plaisir, renoua la cravate de l’enfant, fit bouffer ses beaux cheveux, l’embrassa:
– Sois gentil!…
Et les deux petits, comme dans la marche solennelle de la quête, s’en allèrent ensemble devant la grand’maman, qui avait peine à les suivre.
À partir de ce jour-là, quand Jack n’était plus à la maison et qu’on demandait: «Où est-il?» on ne répondait plus: «Il est en forêt;» mais on pouvait dire à coup sûr: «Il est chez les Rivals.»
Le médecin habitait tout au bout du pays, du côté opposé aux Aulnettes, une maison à un étage assez semblable à celle des paysans, et qu’une plaque de cuivre, un bouton posé près de la porte avec ces mots: «sonnette de nuit» distinguaient seuls de ses voisines. Elle paraissait ancienne, avait des murs noircis, des volets pleins; mais quelques ornements modernes inachevés indiquaient qu’on avait eu jadis des velléités de la rajeunir, et qu’une catastrophe subite était venue l’interrompre au milieu de sa toilette de vieille maison qui se restaurait. Ainsi, au-dessus de la porte d’entrée, une marquise en zinc attendait qu’on lui posât une toiture de verre, et mettait sur la tête des gens qui sonnaient le couronnement de sa bordure vide. De même, à droite de la petite cour plantée d’arbres, on avait commencé à construire un pavillon arrêté net au-dessus du rez-de-chaussée, où les fenêtres et la porte formaient des trous carrés.
Le «malheur» de ces pauvres gens leur était arrivé juste au moment de leurs réparations, et par une superstition que comprendront tous ceux qui aiment, les travaux avaient été interrompus, abandonnés.
Il y avait huit ans de cela. Depuis huit ans, les choses étaient restées en l’état; et bien que dans le pays tout le monde y fut habitué, cet inachevé donnait à l’habitation entière la physionomie découragée de quelqu’un à qui rien n’est plus et qui se dit à propos de tout: «À quoi bon?» Le jardin, qui tendait derrière la maison, au fond du corridor peint à la chaux, un store de verdure flottante, se trouvait, lui aussi, dans un état complet d’abandon. L’herbe montait dans les allées, et de larges feuilles parasites couvraient le bassin dont le jet d’eau ne marchait plus.
L’aspect des êtres ressemblait à celui des choses. Depuis madame Rivals qui, au bout de huit ans portait encore le deuil de sa fille sans l’éclaircir d’un bonnet blanc, jusqu’à la petite Cécile qui avait sur son visage d’enfant une expression de gravité, de mélancolie, surprenantes pour son âge, jusqu’à la vieille servante qui était chez ces braves gens depuis une trentaine d’années et supportait une partie du poids de leur malheur, tout le monde vivait avec la même oppression, le même regret enfoui dans le silence.
Seul, le docteur échappait à l’influence générale. Ses courses continuelles au grand air, les distractions de la route, peut-être aussi la philosophie de l’être qui voit souvent mourir, avaient complété les dispositions naturelles d’un tempérament tout en dehors, très mobile et disposé à la gaieté.
Tandis que pour madame Rivals la présence continuelle de la petite Cécile, ce qu’elle retrouvait de la mère dans les traits déjà dessinés de l’enfant, était un renouvellement perpétuel de son deuil, le docteur, au contraire, reprenait sa bonne humeur à mesure que la petite, en grandissant, lui rendait peu à peu la fille qu’il avait perdue. Quand il avait couru tout le jour, qu’il se trouvait après dîner, sa femme étant occupée à quelque soin du ménage, tout seul avec l’enfant, il lui venait des bouffées de gaieté, de jeunesse, des chansons de bord entonnées à pleine voix, et qui s’arrêtaient net devant le reproche silencieux que lui jetait madame Rivals en rentrant, devant ce regard qui semblait dire: «Rappelle-toi!» comme s’il y avait eu un peu de sa faute, à lui, dans le grand malheur dont ils étaient frappés.
Ce simple rappel à la tristesse suffisait pour le consterner, pour le faire taire; et il restait silencieusement à jouer avec les tresses de la petite.
Dans ce milieu, l’enfance de Cécile se passait bien mélancolique. Elle sortait peu, vivait dans le jardin ou dans une grande pièce pleine de casiers, de bottes d’herbes, de racines en train de sécher, qu’on appelait «la pharmacie.» De cette pièce une porte toujours close donnait sur la chambre de la jeune femme tant regrettée, une chambre où toutes les étapes de sa courte vie étaient marquées par quelque souvenir de jeu, d’étude, de religion, de toilette: des livres, des robes rangées dans l’armoire, un tableau de communion accroché au mur, tout un musée de reliques déjà jaunies, où la mère entrait seule avec un soin pieux, sans que son regret fût jamais affaibli par les marques du temps visibles sur la fragilité des objets.
La petite Cécile s’arrêtait souvent, pensive, devant ce seuil fermé comme un caveau. Du reste, elle songeait trop. Jamais on ne l’avait envoyée à l’école, comme si on eût craint pour elle le contact des autres enfants du village; et cet isolement lui faisait mal. Son petit corps se fatiguait de trop d’inaction. Il lui manquait ces turbulences de vie, ces cris sans cause, ces piétinements fous, que les enfants n’ont qu’entre eux quand ils ne sont pas gênés du blâme ni de la raillerie des gens sérieux.
– Il faut la distraire, disait M. Rivals à sa femme… Il y a le petit d’Argenton qui est charmant, à peu près de son âge et qui ne bavarderait pas, lui!
– Oui! mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là? D’où viennent-ils? Personne ne les connaît…, répondait madame Rivals toujours méfiante.
– La crème des gens, ma chère amie. Le mari est très original, c’est vrai, mais tu comprends, les artistes!… La femme est un peu bêtasse, mais si bonne femme! Quant à l’honnêteté, par exemple, j’en réponds.
Madame Rivals remuait la tête. Elle n’avait pas confiance dans la perspicacité de son mari.
– Oh! tu sais, toi!…
Et elle soupirait, avec un regard plein de reproches.
Le vieux Rivals baissait le front comme un coupable. Pourtant il tenait à son idée:
– Prends garde! disait-il, la petite s’ennuie. Elle finira par tomber malade. Et puis, quoi? Ce petit Jack est un enfant, Cécile aussi. Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive?