Enfin la grand’mère sa laissa décider, et Jack devint le compagnon de Cécile.
Ce fut pour lui une vie nouvelle. Il vint rarement d’abord, puis un peu plus, ensuite tous les jours. Madame Rivals prit bien vite en affection cette jolie nature d’enfant, discrète et tendre, comprimée par l’indifférence comme Cécile l’était par la tristesse. Elle s’aperçut de l’abandon où on laissait le petit, et qu’il manquait toujours des boutons à sa veste, et qu’il était libre à toute heure de la journée, sans leçons ni devoirs.
– Tu ne vas donc pas à l’école, mon petit Jack?
– Non, madame.
Il ajoutait, car il y a souvent des trésors de délicatesse dans le cœur des enfants: «C’est maman qui me montre.»
Elle en aurait été bien en peine, la pauvre Charlotte, avec sa cervelle d’oiseau. D’ailleurs il était bien facile de voir que personne chez ses parents ne s’occupait de lui.
– C’est incroyable, disait madame Rivals à son mari, ils laissent cet enfant traîner sans rien faire du matin au soir.
– Que veux-tu? répondait le docteur pour excuser ses amis. Il paraît qu’il ne veut pas travailler, ou du moins qu’il ne peut pas. Il a la tête un peu faible.
– Oui, la tête un peu faible, et puis son beau-père ne l’aime pas… Ces enfants du premier lit sont toujours des parias.
Jack trouva de vrais amis dans cette maison. Cécile l’adorait, ne pouvait plus se passer de lui. Ils jouaient ensemble dans le jardin quand il faisait beau, ou sinon montaient à la pharmacie. Madame Rivals était toujours là. Comme il n’y avait pas de pharmacien à Étiolles, elle exécutait les ordonnances les plus simples de son mari, des potions calmantes, des poudres, des sirops. Depuis vingt ans qu’elle faisait ce métier, la bonne femme était arrivée à une grande expérience; et même, en l’absence du docteur, beaucoup venaient la consulter. Les enfants s’amusaient de ces visites, épelaient sur les flacons opaques des mots de latin barbare sirupus gummi, ou bien, armés d’une paire de ciseaux, découpaient des étiquettes, collaient des petits sacs, lui, maladroit comme un garçon, Cécile, avec l’attention sérieuse d’une fillette qui deviendra une femme utile, préparée à toutes les minuties d’une existence laborieuse et sédentaire. Elle avait sous les yeux l’exemple de la grand’maman. Celle-ci menait la pharmacie d’abord, puis elle tenait les livres de son mari, inscrivait les ordonnances, s’occupait des rentrées, notait les visites faites dans la journée.
– Voyons! où es-tu allé aujourd’hui!… demandait-elle au docteur, à l’arrivée.
Le bonhomme oubliait en route la moitié de sa tournée, et, volontairement ou involontairement, en supprimait toujours une partie, car il était aussi généreux que distrait. Des notes traînaient dans des maisons depuis vingt ans, Ah! s’il n’avait pas eu sa femme, quel gâchis! Elle le grondait doucement, lui mesurait son grog, s’occupait des moindres détails de sa toilette; et déjà, quand il partait, la petite lui disait très gravement: «Allons! viens ici grand-père, que je voie s’il ne te manque rien!»
La bonté de cet homme avait quelque chose de divin.
Elle se lisait dans son regard d’enfant, innocent et clair, mais sans la malice toujours éveillée de l’enfant. Quoiqu’il eût beaucoup couru le monde, connu force gens, force pays, la science l’avait gardé naïf. Il ne croyait pas au mal et appliquait la même illusion indulgente à tout ce qui vivait, aux bêtes comme aux personnes. C’est ainsi que, pour ne pas fatiguer son cheval, un vieux compagnon qui le servait depuis vingt ans, dès qu’il rencontrait une côte à monter, un chemin un peu raide, ou seulement que l’animal traînait la patte, il descendait du cabriolet et s’en allait tête nue, au soleil, au vent, à la pluie, tenant la bride de la bête, qui le suivait paisiblement.
Le cheval était fait à son maître comme le maître au cheval; il savait que le docteur s’attardait souvent dans ses visites, ne se décidait jamais à s’en aller, et il avait des façons à lui de secouer ses rênes à la porte des malades. D’autres fois, quand c’était l’heure de rentrer pour déjeuner ou pour dîner, il s’arrêtait au milieu de la route, se tournait obstinément du côté de la maison.
– Tiens! c’est vrai, tu as raison, disait Rivals.
Alors ils revenaient bien vite, ou se disputaient tous les deux.
– Ah! mais tu m’ennuies, à la fin, grondait la bonne voix du docteur. A-t-on jamais vu un animal pareil? Puisque je te dis que j’ai encore une visite à faire, rentre tout seul, si tu veux.
Sur quoi il courait furieux à sa visite, pendant que le cheval, aussi entêté que lui, prenait tranquillement le chemin du village, traînant la voiture allégée, remplie seulement de livres et de journaux, ce qui faisait dire aux paysans qui le rencontraient sur la route:
– Allons! M. Rivals aura eu encore quelque bisbille avec sa bête.
Désormais, la grande joie du docteur fut d’emmener les enfants avec lui dans ses courses autour d’Étiolles. Le cabriolet était large, on y tenait trois facilement, et une fois entre ces deux petites figures rieuses, le brave homme sentait la tristesse de son logis s’évaporer à cette admirable vue de la nature, qui endort les douleurs, les berce, les enveloppe. Il s’amusait comme un enfant avec ces enfants. Jack était ravi, il n’avait jamais vu tant de prés, tant de vignes et d’eau.
– Devine un peu ce qui est semé là, lui disait Cécile devant ces grandes pentes vertes qui descendent à la Seine avec un mouvement de flots… De l’orge? du blé? du seigle?
Toujours Jack se trompait. Aussitôt c’était des joies, des rires:
– Comprends-tu ça, grand-père? il a pris ceci pour du seigle!…
Alors elle lui apprenait à distinguer les épis pleins du blé des épis barbelés de l’orge, les grappes flottantes des avoines, le rose des sainfoins, le violet des luzernes, le jaune d’or des champs d’œillettes, tous ces tapis étalés sur les prés, ces récoltes en herbe qui, l’automne venu, s’amoncellent en meules isolées parmi toute la campagne agrandie.
Partout où le médecin était appelé, on accueillait admirablement les enfants.
Tantôt, ils arrivaient dans quelque ferme où, pendant que M. Rivals grimpait l’escalier de bois qui conduisait à la chambre, on les emmenait visiter les couvées, voir sortir le pain du four, traire les vaches à l’entrée de l’étable, ou bien dans un de ces moulins bâtis sur l’Orge, l’Yères, l’Essonne, semblables à d’antiques châteaux-forts avec leur passerelle verdie et toutes ces moisissures d’eau qui font à leurs grands murs, à leurs pierres mal jointes, une vieillesse anticipée.
Quand les enfants avaient assez de ces grandes pièces blanches où la poussière de la farine monte continuellement dans la trépidation du plancher et des murailles, ils passaient des heures à regarder les palettes battant l’eau, les bouillonnements de l’écluse, et là-haut, sur la petite rivière emprisonnée, tranquille, assombrie de saules noueux, une basse-cour liquide, dans laquelle s’ébattaient des troupeaux de canards.
C’est une chose singulière que la maladie dans ces intérieurs de paysans. Elle n’entrave rien, n’arrête rien. Les bestiaux entrent, sortent, aux heures ordinaires. Si l’homme est malade, la femme le remplace à l’ouvrage, ne prend pas même le temps de lui tenir compagnie, de s’inquiéter, de se désoler. La terre n’attend pas, ni les bêtes non plus. La ménagère travaille tout le long du jour; le soir, elle tombe de fatigue et s’endort pesamment. Le malheureux couché à l’étage supérieur, au-dessus de la chambre où la meule grince, de l’étable où beuglent les bœufs, c’est le blessé tombé pendant le combat. On ne s’occupe pas de lui. On se contente de le mettre à l’abri dans un coin, de l’accoter à un arbre ou au revers d’un fossé, pendant que la bataille qui réclame tous les bras continue. Autour on bat le blé, on blute le grain, les coqs s’égosillent. C’est un entrain, une activité, ininterrompus, tandis que le maître du logis, le visage tourné à la muraille, résigné, muet et dur, attend que le soir qui tombe ou le jour qui blanchit les carreaux lui emporte son mal ou sa vie.