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Voilà pourquoi, dans les maisons où ils allaient, les enfants ne trouvaient pas de tristesse. On les choyait. Il y avait toujours quelque galette pour eux, de l’avoine triée pour le cheval, un panier de fruits à emporter à la grand-mère.

Le docteur était tellement aimé, si bon, si peu soigneux de ses intérêts! Les paysans l’adoraient et le dupaient également.

– C’est un homme ben charitable, disaient-ils en parlant de lui… Ah! s’il avait voulu, en voilà un qui serait devenu riche!

Mais tout de même ils s’arrangeaient pour ne pas payer de note, et ce n’était pas difficile avec un caractère comme le sien. Quand il sortait d’une maison, sa consultation finie, il était entouré d’une nuée tenace et bruyante. Jamais souverain en tournée ne vit son carrosse assailli comme l’humble cabriolet du docteur au moment du départ.

– Monsieur Rivals, qu’est-ce qu’il faut que je donne à ma petite?

– Et mon pauvre homme, monsieur Rivals, n’y a donc rien à faire pour lui?

– C’est-y pour manger ou pour se frotter, cette poudre que vous m’avez donnée? Est-ce qui vous en reste encore une pincée? v’là que je sommes sur la fin.

Le docteur répondait à tout le monde, faisait tirer la langue à l’un, tâtait le pouls à l’autre, distribuait des petits paquets de poudre, donnait du vin de quinquina, tout ce qu’il avait, et s’en allait enfin, vidé, tondu, exprimé, au milieu des acclamations, des bénédictions de tout ce brave peuple de la terre qui s’essuyait un œil attendri en s’écriant: «Quel digne homme!» et clignait l’autre œil malicieusement comme pour dire: «Quel innocent!» Bien heureux encore si, au dernier moment, quelque petit courrier en sabots ne venait le quérir «ben vite» pour un malade a quatre lieues de là!

Enfin, on rentrait, et ces retours dans le couchant à travers les sentiers du bois qui allongeait ses longues branches ou sur la route du pays traversée de vols d’hirondelles, de jeux d’enfants, de troupeaux dispersé, avaient un apaisement délicieux. La Seine, déjà toute bleue du côté de la nuit, coulait à l’horizon en or fluide. Sur ce fond lumineux, des bouquets d’arbres grêles, touffus seulement dans le haut comme des palmiers, des maisons blanches étagées le long du coteau, donnaient tout à coup l’impression d’un paysage oriental rêvé plutôt que vu, d’une de ces villes de Judée qui horizonnent des «Sainte-Famille» en route le soir par des chemins montants.

– Ça ressemble à Nazareth, disait la petite Cécile avec des souvenirs d’images de piété; et les deux enfants causaient, se racontaient tout bas des histoires, pendant que la voiture roulait vers le souper que Jack partageait bien souvent.

De toutes ces courses en commun il résultait pour M. Rivals que le petit d’Argenton avait une intelligence très ouverte, un esprit concentré mais profond, où le peu d’instruction reçue avait laissé beaucoup de traces. Avec sa bonté généreuse, il comprit vite combien le pauvre enfant devait être abandonné des siens, et il résolut de suppléer à leur indifférence. Il prit l’habitude, tous les jours, après son déjeuner, de le faire travailler pendant une heure, juste le temps qu’il consacrait d’ordinaire à sa sieste. Ceux qui savent ce qu’est cette habitude de la sieste après les repas, comprendront ce qu’il lui fallut de courage et de dévouement pour y renoncer.

De son côté, Jack s’appliqua de tout son cœur. Le travail lui était facile dans le calme laborieux de la maison Rivals. Cécile assistait presque toujours à la leçon, écoutait religieusement son ami réciter l’Épitome, dardait sur lui le feu de ses yeux pleins de pensées, comme pour mieux l’aider à comprendre, et se sentait toute fière et joyeuse, lorsqu’après le déjeuner son grand-père étalait le cahier de devoirs sur la table, et disait: «Mais c’est très bien cela!» avec un contentement mêlé de surprise.

Chez sa mère, Jack ne parlait pas de son travail. Il se réjouissait de lui prouver victorieusement que le poète s’était trompé avec son diagnostic infaillible et terrifiant; et ce petit complot entre le bon docteur et lui restait facilement inconnu, car les habitants de «Parva domus» s’occupaient de moins en moins de leur enfant. Il sortait, rentrait à sa guise, allait où il voulait, revenait seulement pour les repas et s’asseyait à un bout de la table, plus grande chaque jour, chaque jour entourée de nouveaux commensaux.

Pour peupler sa solitude, pour maintenir autour de lui ce tapage dans le vide, qu’il appelait «un milieu intellectuel,» d’Argenton avait ouvert sa maison toute grande aux Ratés. Le poète n’aimait pourtant pas à jeter son bien par les fenêtres, il était visiblement avare et, chaque fois que Charlotte lui disait bien timidement: «Je n’ai plus d’argent, mon ami,» il répondait par un «déjà!» très accentué et une moue peu encourageante. Mais, chez lui, la vanité l’emportait sur tout le reste; et le plaisir de montrer son bonheur, de faire le maître de maison, d’exciter l’envie de tous ces pauvres diables, triomphait de ses calculs les mieux équilibrés.

On savait dans le monde des Ratés qu’il y avait là-bas au grand air, dans un endroit délicieux, bonne table et bon gîte au besoin si l’on manquait le train. Cela se criait d’un bout à l’autre des brasseries.

– Qui est-ce qui vient chez d’Argenton?

Et, l’argent du voyage péniblement réuni, on arrivait en bande, à l’improviste.

Charlotte était sur les dents:

– Vite! madame Archambauld, voilà du monde, tordez le cou à un lapin, à deux lapins… Vite! une omelette, deux omelettes, trois omelettes.

– Heullà, bon Dieu, bonnes gens! En v’là-t-il des figures, disait la femme du garde, effarée; car c’était sans cesse de nouveaux visages, et des cheveux, et des barbes, et des tenues!

D’Argenton ressentait toujours le même contentement à promener les arrivants dans tous les recoins de la maison, à leur en faire admirer les embellissements. Ensuite, ces troupes de vieux gamins à barbes grises se répandaient sur les routes, au bord de l’eau, dans la forêt, avec des hennissements de gaieté, des gambades extravagantes de vieux chevaux qu’on met au vert.

Dans le frais paysage, ces hauts chapeaux pelés, ces habits noirs râpés, ces faces creusées par toutes les souffrances envieuses des misères parisiennes, paraissaient plus sordides, plus fanés, plus flétris. Puis, la table réunissait tout ce monde, la table mise à la journée et n’ayant pas le temps de secouer ses miettes d’un repas à l’autre. On s’attardait pendant des après-midi entiers à boire, à discuter, à fumer.

C’était la brasserie au milieu des bois.

D’Argenton triomphait. Il pouvait ressasser son éternel poème, répéter dix fois les mêmes projets, dire à tout propos: «Moi je… moi je…» avec l’autorité du monsieur qui a à lui le bon vin, la maison et tout. Charlotte aussi se trouvait très heureuse. Pour sa nature changeante et ses instincts bohémiens, c’était un renouvellement de jeunesse que tout ce train d’allées et venues; on l’entourait, on l’admirait; et, tout en restant fidèle à son amour, elle savait se montrer juste assez coquette pour émoustiller le poète et lui faire apprécier son bonheur.