Выбрать главу

Le dimanche, elle recevait des femmes de Ratés, de ces courageuses créatures qui travaillaient fiévreusement toute la semaine, et à qui leurs maris octroyaient de temps en temps le luxe d’une sortie avec eux. Vis-à-vis de celles-là, on jouait un peu à la châtelaine, on les appelait «ma bonne petite,» on étalait des peignoirs Louis XV à côté de leurs ajustements de hasard.

Mais entre tous les Ratés, les plus assidus aux Aulnettes étaient encore Labassindre et le docteur Hirsch. Ce dernier, installé d’abord pour quelques jours, n’avait plus bougé depuis des mois, et la maison était devenue la sienne. Il en faisait les honneurs aux invités, portait le linge du poète, ses chapeaux dans la coiffe desquels il aplatissait des rames de papier; car la tête de ce fantaisiste était extraordinairement petite, si petite, qu’on se demandait en le regardant comment il avait pu y faire entrer tant de connaissances, et que l’on ne s’étonnait plus alors de l’encombrement inouï d’un pareil emmagasinage.

Tel qu’il était, d’Argenton ne pouvait plus se passer de lui. Il avait là le confident attentif de tous ses malaises de malade imaginaire, et quoiqu il ne fit pas grand cas de la science de Hirsch, quoiqu’il se gardât bien d’exécuter aucune de ses prescriptions, sa présence le tranquillisait.

– C’est moi qui l’ai remis sur pieds!… disait l’autre avec aplomb. Aussi le docteur Rivals avait-il perdu beaucoup de son autorité dans la maison.

Cependant les jours, les mois, se passaient. L’automne enveloppait Parva domus de ses brumes mélancoliques, puis la neige de l’hiver couvrait le pignon, les giboulées d’avril rebondissaient sur ses ardoises sonores, et voici qu’un nouveau printemps l’enguirlandait de ses lilas ouverts. Rien de changé d’ailleurs. Le poète avait quelques plans de plus sur le chantier, dans l’esprit quelques maladies nouvelles, que l’inévitable Hirsch décorait de quelques nouveaux noms très bizarres. Charlotte était toujours insignifiante, belle et sentimentale. Jack avait grandi et beaucoup travaillé. En dix mois, sans système ni règlement, il avait fait des progrès étonnants et en savait plus long que bien des collégiens de son âge.

– Voilà ce que j’ai fait de lui en un an, disait M. Rivals aux d’Argenton avec fierté. Maintenant envoyez-le dans un lycée, et je vous réponds que ce sera quelqu’un, ce petit-là.

– Ah! docteur, docteur, que vous êtes bon!… s’écriait Charlotte un peu honteuse du reproche indirect qu’il y avait dans la sollicitude de cet étranger, comparée à son indifférence maternelle. D’Argenton, lui, prit la chose plus froidement, dit qu’il verrait, qu’il réfléchirait, que l’éducation des collèges avait de graves inconvénients. Tout seul avec Charlotte, il laissa déborder sa mauvaise humeur:

– De quoi se mêle-t-il, celui-là? Chacun sait son devoir dans la vie. Pense-t-il m’apprendre le mien? Il ferait bien mieux d’étudier sa médecine, ce frater de village!

Au fond, son amour-propre avait été vivement atteint. À partir de ce moment, il lui arriva plusieurs fois de dire d’un air grave:

– Il a raison, le docteur; il faut s’occuper de cet enfant.

Il s’en occupa, hélas!

– Arrive ici, gamin, cria un jour au petit Jack le chanteur Labassindre, qui se promenait de long en large dans le jardin, en grand conciliabule avec Hirsch et d’Argenton. L’enfant s’approcha un peu troublé; car, en général, pas plus le poète que ses amis ne lui adressaient la parole.

– Qui est-ce qui a fait… beûh!… beûh!… le piège à écureuils qui est dans le grand noyer… beûh!… beûh!… au fond du jardin?

Jack pâlit, s’attendant à être grondé; mais comme il ne savait pas mentir, il répondit:

– C’est moi.

Cécile ayant désiré un écureuil vivant, il avait fabriqué un piège en entre-mêlant les fils de fer en trébuchet parmi les branches par une ingénieuse combinaison qui n’avait pas encore pris d’écureuil, mais qui pouvait fort bien en prendre.

– Et tu as fait cela, tout seul, sans modèle?

Il répondit très timidement:

– Mais oui, monsieur Labassindre, sans modèle.

– C’est extraordinaire… extraordinaire, répétait le gros chanteur en se tournant vers les autres… Cet enfant est né mécanicien, c’est positif. Il a ça dans les doigts. Qu’est-ce que vous voulez? C’est l’instinct, c’est le don.

– Ah! voilà… le don! fit le poète en redressant fièrement la tête.

Le docteur Hirsch se rengorgea lui aussi:

– Tout est là, parbleu!… le don!

Sans s’occuper davantage de l’enfant, ils recommencèrent à se promener ensemble dans l’allée du verger, gravement, lentement, avec des gestes hiératiques et des haltes quand l’un d’eux avait quelque chose de très important à dire.

Le soir, après dîner, il y eut une grande discussion sur la terrasse.

– Oui, comtesse, disait Labassindre en s’adressant à Charlotte comme s’il eût voulu la convaincre d’une vérité déjà débattue entre eux: l’homme de l’avenir, c’est l’ouvrier. La noblesse a fait son temps, la bourgeoisie n’a plus que quelques années dans le ventre. Au tour de l’ouvrier maintenant. Méprisez ses mains calleuses et son bourgeron sacré. Dans vingt ans, ce bourgeron mènera le monde.

– Il a raison… fit d’Argenton gravement; et la petite tête du docteur Hirsch approuvait avec énergie.

Chose singulière, Jack qui, depuis son séjour au gymnase, était habitué aux tirades du chanteur sur la question sociale et qui ne l’écoutait jamais, le trouvant fort ennuyeux, éprouvait à l’entendre ce soir-là une émotion pénétrante, comme s’il avait su vers quel but se dirigeaient ces mots sans suite, et quelle existence ils allaient frapper.

Labassindre faisait un tableau enchanteur de la vie ouvrière.

– Oh! la belle vie d’indépendance et de fierté! Quand je pense que j’ai été assez fou pour quitter cela. Ah! si c’était à refaire!

Et il leur racontait son temps de forgeron à l’usine d’Indret, alors qu’il s’appelait simplement Roudic, car ce nom de Labassindre qu’il portait était le nom de son village: La Basse-Indre, un gros bourg breton des bords de la Loire. Il se rappelait les belles heures passées au feu de la forge, nu jusqu’à la ceinture, tapant le fer en mesure au milieu de braves compagnons.

– Tenez! disait-il, vous savez si j’ai eu du succès au théâtre?

– Certes, répondit le docteur Hirsch avec impudence.

– Vous savez si on m’en a offert de ces couronnes d’or, et des tabatières, et des médailles. Eh bien! tous ces souvenirs ont beau être précieux pour moi, il n’y en a pas un qui vaille celui-ci.

Retroussant jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, sur son bras énorme et velu comme une patte d’ours, le chanteur montrait un grand tatouage rouge et bleu, représentant deux marteaux de forge croisés dans un cercle de feuilles de chêne, avec une inscription en guirlande: Travail et liberté. De loin, cela ressemblait aux suites ineffaçables d’un énorme coup de poing; et le malheureux ne disait pas que ce tatouage, qui avait résisté à toutes les frictions, à toutes les pommades, faisait le désespoir de sa vie théâtrale, parce qu’il lui interdisait les effets de biceps, l’empêchait de relever ses manches pour jouer La Muette, Herculanum, tous les héros des pays de soleil renvoyant de leurs deux bras nus les draperies écartées sur leurs poitrines de vainqueurs.