– Vous vous trompez, docteur, dit d’Argenton qui s’irritait. Je connais le sujet mieux que personne. Je l’ai fait travailler. Il n’est bon qu’à des ouvrages manuels. Son aptitude est là, rien que là. Et c’est quand je lui offre les moyens de la développer, cette aptitude, quand je lui mets un métier superbe dans les mains, qu’au lieu de me remercier, monsieur va se plaindre, chercher des protecteurs hors de sa maison, chez des étrangers!
Jack essaya de protester. Son ami lui en évita la peine.
– Il n’est pas venu se plaindre. Il m’a seulement fait part de votre décision. Et je lui ai dit ce que je lui répète encore devant vous: Jack, mon enfant, ne te laisse pas faire. Jette-toi au cou de tes parents, de ta mère qui t’aime, du mari de ta mère qui doit t’aimer à cause d’elle. Supplie-les, conjure-les. Demande-leur ce que tu leur as fait pour qu’ils veuillent ainsi te dégrader, te mettre au-dessous d’eux.
– Docteur, fit Labassindre avec un coup de poing qui ébranla la table, l’outil ne dégrade pas l’homme, il l’ennoblit. L’outil, c’est le régénérateur du monde. À dix ans, Jésus-Christ maniait le rabot.
– C’est pourtant vrai, murmura Charlotte, qui eut tout de suite une vision de son Jack en petit Jésus avec son petit rabot, défilant dans une procession de Fête-Dieu.
– Ne vous laissez donc pas prendre à ces fariboles, madame, cria le docteur exaspéré. Faire de votre enfant un ouvrier, c’est l’éloigner de vous à tout jamais. Vous l’enverriez au bout du monde qu’il serait encore moins loin de votre esprit, de votre cœur; car il y aurait en vous ces moyens de rapprochement que permettent les distances et que les différences sociales anéantissent pour toujours. Vous verrez, vous verrez. Un jour viendra où vous rougirez de lui, où vous trouverez qu’il a les mains rudes, le langage grossier, des sentiments à l’envers des vôtres, un jour où il se tiendra devant vous, devant sa mère, comme devant une étrangère d’un rang plus élevé que le sien, non pas seulement humilié, mais déchu.
Jack, qui n’avait pas encore dit un mot, et qui, blotti dans le coin du buffet, écoutait très attentivement, s’émut tout à coup à cette pensée d’une désaffection possible entre sa mère et lui.
Il fit un pas au milieu de la salle et, raffermissant sa voix:
– Je ne veux pas être ouvrier, dit-il résolument.
– Oh! Jack!… murmura Charlotte défaillante.
Ce fut d’Argenton qui prit la parole cette fois:
– Ah! vraiment, tu ne veux pas être ouvrier? Voyez-vous cela! monsieur qui veut ou qui ne veut pas accepter une chose que j’ai décidée, moi! Ah! tu ne veux pas être ouvrier. Mais tu veux bien manger, n’est-ce pas? Et tu veux bien te vêtir, dormir, te promener? Eh bien! je te déclare que j’ai assez de toi, affreux petit parasite, et que si tu ne veux pas travailler, moi je renonce à être plus longtemps ta dupe.
Il s’arrêta subitement, et passant de la colère folle à cette froideur qui était sa ligne de conduite:
– Montez dans votre chambre, lui dit-il. Je verrai ce que j’ai à faire.
– Ce que vous avez à faire, mon cher d’Argenton, moi je vais vous le dire…
Mais Jack n’entendit pas la fin de la phrase de M. Rivals; un geste de d’Argenton l’avait poussé dehors.
Dans sa chambre, le bruit de la discussion lui arriva comme les parties variées d’un grand orchestre. Il distinguait les voix, les reconnaissait toutes; mais elles entraient les unes dans les autres, unies par leur résonnance, et cela faisait un tapage discord sur lequel des lambeaux de phrases seuls surnageaient:
– Vous en avez menti.
– Messieurs!… messieurs!…
– La vie n’est pas un roman.
– Bourgeron sacré, beûh! beûh!
Enfin la voix de tonnerre du vieux Rivals retentit sur le seuiclass="underline"
– Que je sois pendu, si je remets jamais les pieds chez vous!
Puis la porte se referma violemment, et la salle à manger s’emplit d’un grand silence, coupé par le train des fourchettes en pleine activité.
Ils déjeunaient.
«Vous voulez le dégrader, le mettre plus bas que vous.» L’enfant avait retenu cette phrase, et il sentait bien en lui-même que c’était là, en effet, l’intention de son ennemi.
Eh bien, non, mille fois non, il ne voulait pas être ouvrier.
La porte s’ouvrit. Sa mère entra.
Elle avait beaucoup pleuré, et de vraies larmes, de celles qui creusent des rides. Pour la première fois, la mère apparaissait sur ce visage de jolie femme, la mère douloureuse et meurtrie.
– Écoutez-moi, Jack, dit-elle en essayant d’être sévère, il faut que je cause sérieusement avec vous. Vous venez de me faire une grande peine, en vous mettant en révolte ouverte contre vos vrais amis et en refusant d’accepter la position qu’ils vous offraient. Je sais bien qu’il y a dans cette existence nouvelle…
Pendant qu’elle parlait, elle évitait le regard de l’enfant, un regard de douleur, de reproche, si ardent, si éploré, qu’elle n’aurait pas pu lui résister.
…– Qu’il y a dans cette existence nouvelle que nous rêvions pour vous un désaccord apparent avec la vie que vous aviez eue jusqu’à ce jour. J’avoue que moi-même, au premier moment, j’ai été effrayée; mais vous avez entendu, n’est-ce pas, ce qu’on vous a dit? La condition du travailleur n’est plus ce qu’elle était autrefois; oh! mais plus du tout, du tout. Vous savez bien que le tour de l’ouvrier est venu maintenant. La bourgeoisie a fait son temps, la noblesse aussi. Quoique cependant la noblesse… Et puis enfin, à votre âge, est-ce qu’il n’est pas plus simple de se laisser guider par les personnes qui vous aiment et qui ont de l’expérience?
Un sanglot de son enfant l’interrompit:
– Alors tu me chasses, toi aussi, tu me chasses?
Cette fois, la mère n’y tint plus. Elle le prit dans ses bras, l’étreignit passionnément:
– Moi, te chasser? Est-ce que tu le crois? Est-ce que c’est possible? Allons! calme-toi, ne tremble pas, ne t’émeus pas ainsi. Tu sais combien je t’aime, et que si cela ne dépendait que de moi, nous ne nous quitterions jamais. Mais il faut être raisonnable et songer un peu à l’avenir… Hélas! il est bien sombre pour nous, l’avenir.
Et dans un de ces débordements de paroles comme elle en avait encore quelquefois loin du maître, elle essaya d’expliquer à Jack avec toutes sortes d’hésitations, de réticences, ce que leur position dans la vie avait d’irrégulier.
– Vois-tu! mon chéri, tu es encore bien jeune; il y a des choses que tu ne peux pas comprendre. Un jour, quand tu seras plus grand, je t’apprendrai le secret de ta naissance; un vrai roman, mon cher! Un jour, je te dirai le nom de ton père, et de quelle fatalité inouïe ta mère et toi vous avez été victimes. Mais aujourd’hui, ce qu’il faut bien que tu saches, que tu comprennes, c’est que nous n’avons rien à nous, mon pauvre enfant, et que nous dépendons absolument de… de Lui. Comment veux-tu que je m’oppose à ton départ, surtout quand je sais qu’il ne te fait partir que dans ton intérêt? Je ne peux rien lui demander. Il a déjà tant fait pour nous. Et puis, lui-même n’est pas très riche, et cette terrible carrière artistique lui devient si ruineuse! Il ne pourrait pas se charger des frais de ton éducation. Que veux-tu que je devienne entre vous deux? Il faut pourtant prendre un parti. Ah! si je pouvais y aller à ta place, moi, à cet Indret. Songe que c’était un métier qu’on te mettait dans les mains. Est-ce que tu ne serais pas fier de n’avoir plus besoin de personne pour vivre, de gagner ton pain, d’être ton maître?