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Tout au bout de la table, alourdi par l’atmosphère des fourneaux et l’interminable discussion de ces brutes, il s’endormait, le visage appuyé sur son bras, et ses boucles blondes répandues sur sa manche de velours. Dans ce trouble qui précède le sommeil assis, fatigant et désagréable, il entendait chuchoter les trois voix des domestiques… Maintenant il lui semblait qu’on parlait de lui; mais c’était loin, bien loin, dans le brouillard.

– À qui qu’il est donc, ce chéri? demanda la voix de la cuisinière.

– Je n’en sais rien; répondait Constant, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne peut pas rester ici et qu’elle m’a chargée de lui trouver un pensionnat.

Entre deux hoquets, le cocher bégaya:

– Attendez donc, attendez donc. J’en connais un fameux, moi, de pensionnat, et qui ferait joliment votre af… votre affaire. Ça s’appelle le collège… non, pas le collège… le gy… le gymnase Moronval. Mais, quoique ça, c’est tout de même un collège. Quand j’étais chez les Saïd, chez mes Égyptiens, c’est là que je conduisais le petit; même que le marchand de soupe, une espèce de mal blanchi, me donnait toujours des prospectus. Je dois en avoir encore un…

Il chercha dans son portefeuille, et parmi les paperasses fanées qu’il étala sur la table, il en saisit une plus crasseuse encore que les autres.

– Voilà! dit-il d’un air de triomphe.

Il déplia le prospectus, et commença à lire, ou plutôt à épeler péniblement:

«Gy… Gymnase… Moronval… dans le… le…

– Donnez-moi ça, dit mademoiselle Constant; et, lui prenant le papier des mains, elle lut tout d’une traite:

Gymnase Moronval, 25, avenue Montaigne. – Dans le plus beau quartier de Paris. – Institution de famille. – Grand jardin. – Nombre d’élèves limité. – Cours de prononciation française par la méthode Moronval-Decostère. – Rectification d’accents étrangers ou de province. – Correction des vices de prononciation de tout genre par la position des organes phonétiques…

Mademoiselle Constant s’interrompit pour respirer et dit aux autres:

– Mais cela me paraît très convenable.

– Je craî ben!… fit la Picarde, qui ouvrait des yeux tout ronds.

– … Des organes phonétiques… Lecture expressive à haute voix, principes d’articulation et de respiration.

La lecture du prospectus continua; mais Jack s’était endormi et n’entendait plus rien.

Il rêvait.

Oui, pendant que son avenir s’agitait autour de cette immonde table de cuisine; pendant que sa mère, en Folie rose, s’amusait comme une folle on ne sait où, lui rêvait de ce prêtre de là-bas et de cette voix pénétrante et douce qui avait dit:

«Pauvre enfant!…»

II LE GYMNASE MORONVAL

AVENUE MONTAIGNE, 25, dans le plus beau quartier de Paris, disait le prospectus Moronval.

On ne peut nier, en effet, que l’avenue Montaigne ne soit située dans un des plus beaux quartiers de Paris, au centre des Champs-Élysées, et qu’elle ne soit aussi fort agréable à habiter, horizonnée d’un bout par les quais de la Seine et de l’autre par les jets d’eau bordés de fleurs du rond-point. Mais elle a l’aspect disparate, composite, d’une voie tracée à la hâte, et encore inachevée.

À côté des grands hôtels ornant leurs angles arrondis de glaces sans tain, de rideaux de soie claire, de statuettes dorées, de jardinières rustiques, ce sont des logements d’ouvriers, des masures où retentissent les marteaux des charrons et des maréchaux-ferrants. Il y a là tout un reste de faubourg que les violons de Mabille animent, le soir, d’un bruit de riche guinguette. À cette époque, on voyait même dans l’avenue, et je pense qu’ils existent encore aujourd’hui, deux ou trois passages sordides, vieux souvenir de l’ancienne allée des Veuves et dont l’aspect misérable faisait un singulier contraste avec les splendeurs environnantes.

Une de ces ruelles s’ouvrait au numéro 35 de l’avenue Montaigne, et s’appelait le passage des Douze-Maisons.

Des lettres dorées sur le fronton de la grille ogivale du passage annonçaient très pompeusement que l’institution Moronval était située à cet endroit. Mais sitôt la grille franchie, on mettait le pied dans cette boue noire, infecte, indestructible, que les démolitions et les constructions récentes déversent autour d’elles, une boue de terrain vague. Le ruisseau, au milieu du passage, le réverbère coupant l’espace, et, de chaque côté, des garnis borgnes, des bâtisses complétées de vieilles planches, vous reportaient à quarante ans en arrière et à l’autre bout de Paris, vers La Chapelle ou Ménilmontant.

De ces espèces de chalets, que des galeries couvertes, des balcons, des escaliers extérieurs, mettaient en relation directe avec la rue, débordaient du linge étendu, des cages à lapins, un fouillis d’enfants en guenilles, des chats maigres, des pies apprivoisées.

On s’étonnait aussi qu’en si peu de place il pût grouiller une telle population de palefreniers anglais, de domestiques marrons, tant de vieilles livrées, de loques, de gilets rouges et de casquettes à carreaux. Ajoutez que, chaque soir, au coucher du soleil, rentraient là – leur journée finie – les loueuses de chaises, la voiture aux chèvres, des montreurs de Guignol, des marchands d’oubliés ou de chiens rares, des mendiants de toutes sortes, les petits nains de l’Hippodrome avec leurs poneys microscopiques et leur réclame-écriteau, et vous aurez une idée de ce passage singulier posé, comme une coulisse encombrée et sombre, derrière le beau décor des Champs-Élysées, entouré du roulement sourd des voitures, des arbres verts, du luxe calme de ces grandes avenues dont il semblait l’envers misérable et turbulent.

Au milieu de cet ensemble pittoresque, le gymnase Moronval n’était pas déplacé.

Plusieurs fois par jour, un mulâtre de haute taille, très maigre, les cheveux plats tombant sur les épaules, coiffé d’un chapeau de quaker à larges bords posé en arrière comme une auréole, traversait le passage d’un air affairé, suivi d’une demi-douzaine de petits diables dont les teints variaient du cuivre clair au noir le plus intense, et qui, vêtus d’uniformes râpés de collégiens mal tenus, hâves, dégingandés, semblaient faire partie de quelque corps de troupe en révolte dans une armée des colonies.

Le directeur du gymnase Moronval promenait ses «petits pays chauds,» comme il les appelait, et les allées et venues de cette pension polychrome, le décousu de ses occupations, la tournure étonnante des professeurs, complétaient bien la physionomie étrange du passage des Douze-Maisons.

Certainement, si madame de Barancy était venue elle-même conduire son enfant au gymnase, la vue de cette cour des Miracles, qu’il fallait traverser pour arriver à l’institution, l’aurait épouvantée, et jamais elle n’eût consenti à laisser son «cher petit être» dans un pareil cloaque. Mais sa visite aux Jésuites avait été si malheureuse, l’accueil si différent de celui qu’elle attendait, que la pauvre créature, très timide au fond et facile à décontenancer, avait craint quelque humiliation nouvelle et laissé à mademoiselle Constant, sa femme de chambre, le soin de placer Jack dans le pensionnat que les gens de l’office venaient de lui choisir.

Ce fût par une triste matinée froide et neigeuse que la voiture d’Ida s’arrêta avenue Montaigne, en face de l’enseigne dorée du gymnase Moronval.