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En voyant la dame étrangère, l’enfant, et la pile d’écus entassés, il s’arrêta net, la parole clouée aux lèvres. La stupeur, la joie, l’hébêtement, se combattaient sur son visage, dont les muscles semblaient façonnés à des expressions diverses.

Moronval se tourna gravement vers la femme de chambre:

– Monsieur Labassindre, de l’Académie Impériale de musique, notre professeur de chant!…

Labassindre salua deux fois, trois fois, puis, pour se donner une contenance, il allongea un coup de pied au petit nègre qui disparut sans rien dire en emportant son seau à charbon.

La porte s’ouvrit de nouveau pour laisser entrer deux personnages.

L’un très laid, grisonnant, à figure chafouine et sans barbe, les yeux ornés de lunettes à verres convexes, et boutonné jusqu’au menton dans une vieille redingote qui portait sur ses revers toutes les traces de sa maladresse de myope.

C’était le docteur Hirsch, professeur de mathématiques et de sciences naturelles.

Il exhalait une forte odeur d’alcali, et, grâce à toutes sortes de manipulations chimiques, ses doigts étaient multicolores, jaunes, verts, bleus, rouges.

Le dernier entré faisait avec ce fantoche un singulier contraste.

Assez beau garçon, tenu avec un soin rigoureux, ganté de clair, ses cheveux prétentieusement rejetés en arrière, comme pour agrandir un front interminable, il avait le regard distrait, dédaigneux; et sa forte moustache blonde, très cosmétiquée, sa face large et pâle, lui donnaient l’air d’un mousquetaire malade.

Moronval le présenta comme «notre grand poète Amaury d’Argenton, professeur de littérature.»

Lui aussi, devant les pièces d’or, eut le même mouvement de stupeur que le docteur Hirsch et le chanteur Labassindre… Son œil froid fut traversé d’un éclair, mais se referma bien vite après un regard circulaire jeté de haut à l’enfant et à sa bonne.

Puis il s’approcha des autres professeurs installés devant le feu, et, s’étant salués, ils se considéraient tous trois sans parler avec des mines effarées et joyeuses.

Mademoiselle Constant trouva que ce d’Argenton avait l’air fier; à Jack, il fit un effet indéfinissable de répulsion et de terreur.

De tous ceux qui se trouvaient là, l’enfant devait souffrir, mais de celui-ci bien plus encore que des autres. On eût dit qu’il s’en doutait. Rien qu’à le voir entrer, il avait instinctivement deviné «l’ennemi,» et ce regard dur en croisant le sien l’avait glacé jusqu’au fond du cœur.

Oh! que de fois, dans les tristesses de sa vie, il devait le rencontrer, cet œil d’un bleu éteint, endormi sous la paupière lourde, et dont les réveils avaient des scintillements d’acier, un brillant impénétrable. On a appelé les yeux les fenêtres de l’âme; mais ceux-là étaient des fenêtres si bien closes, que l’on pouvait douter qu’il y eût une âme derrière eux.

La conversation finie entre mademoiselle Constant et les Moronval, le mulâtre s’approcha de son nouvel élève et, lui donnant une petite tape amicale sur la joue:

– Allons, allons! mon jeune ami… Il va falloir nous faire une mine un peu plus gaie que celle-là.

C’est qu’en effet Jack, au moment de se séparer de la femme de chambre, sentait ses yeux se remplir de larmes. Non pas qu’il eût une grande affection pour cette fille, mais elle faisait partie de la maison, elle approchait sa mère tous les jours, et la séparation lui paraissait définitive après le départ de cette grosse personne.

– Constant, Constant, lui répétait-il à voix basse en s’accrochant à sa jupe, vous direz bien à maman de venir me voir.

– Oui, oui, elle viendra, monsieur Jack… mais il ne faut pas pleurer…

L’enfant en était bien tenté; seulement, il lui sembla que tous ces gens l’examinaient, que le professeur de littérature fixait sur lui son regard ironique et glacé, et cela suffit pour qu’il comprimât son désespoir.

La neige tombait avec violence.

Moronval proposa d’envoyer chercher une voiture; mais le factotum déclara, au grand ébahissement de tout le monde, qu’Augustin et le coupé l’attendaient au bout du passage.

Un coupé, diable!

– À propos d’Augustin, dit-elle, il m’a chargé d’une commission… Est-ce que vous n’avez pas ici un élève nommé Saïd?

– Si… si… parfaitement… Un charmant sujet… fit Moronval.

– Et un creux superbe!… Vous allez l’entendre… ajouta Labassindre en se penchant dehors pour appeler Saïd d’une voix de tonnerre.

Un hurlement épouvantable lui répondit, suivi de l’apparition du charmant sujet.

On vit entrer un grand collégien basané, dont la tunique, comme toutes ces tuniques, vêtements de durée sur des corps tourmentés de croissance, était trop étroite et trop courte, serrée à la façon d’un caftan, et lui donnait déjà l’air d’un Égyptien habillé à l’européenne.

Ce qui le complétait, c’était une figure assez régulière et pleine, mais dont la peau jaune, tendue à éclater, semblait avoir été distribuée avec tant de parcimonie que les yeux se fermaient d’eux-mêmes quand la bouche s’ouvrait, et réciproquement.

Ce malheureux jeune homme à peau trop courte vous donnait positivement envie de lui faire une incision, une piqûre, quelque chose pour le soulager.

Du reste, il se souvenait très bien du cocher Augustin, qui avait servi chez ses parents, et qui lui donnait tous ses bouts de cigare.

Que voulez-vous que je lui dise de votre part? demanda mademoiselle Constant de son air le plus aimable.

– Rien… répondit simplement l’élève Saïd.

– Et vos parents, comment vont-ils?… Avez-vous de leurs nouvelles?

– Non.

– Est-ce qu’ils sont retournés en Égypte, comme ils en avaient l’intention?…

– Sais pas… m’écrit jamais…

En vérité, l’échantillon de l’éducation Moronval-Decostère n’était pas heureux dans ses reparties; et Jack faisait en l’écoutant de singulières réflexions.

La façon tout à fait détachée dont ce jeune homme parlait de ses parents, jointe à ce que M. Moronval disait tout à l’heure de la vie de famille dont la plupart de ses élèves étaient privés depuis l’enfance et qu’il s’ingéniait à leur restituer, lui causa une impression sinistre.

Il lui sembla qu’il allait être avec des orphelins, des enfants abandonnés, aussi abandonné lui-même que s’il arrivait de Tombouctou ou d’Otahiti.

Machinalement il se cramponnait à la robe de l’affreuse servante qui l’avait amené:

– Oh! dites-lui de venir me voir… dites-lui de venir me voir!

Et quand la porte se referma sur les falbalas du factotum, il comprit que c’était fini, que tout un morceau de sa vie, son existence d’enfant gâté, entrait déjà dans le passé et qu’il ne revivrait jamais ces heureux jours.

Pendant qu’il pleurait silencieusement, debout contre la porte du jardin, une main se tendit vers lui avec quelque chose de noir dedans.

C’était le grand Saïd qui, pour le consoler, lui offrait des bouts de cigare.