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– Tu es étonné, n’est-ce pas, mon enfant, que dans une petite maison tranquille, au village, il ait pu tenir un de ces drames noirs et compliqués qui ne semblent possibles que dans la confusion de grandes villes comme Londres ou Paris? Quand le destin atteint ainsi, par hasard, un coin si bien caché derrière des haies et des bois d’aulnes, il me fait penser à ces balles perdues tuant pendant la bataille un laboureur au bord du champ ou un enfant qui revient de l’école. C’est la même barbarie aveugle.

Je crois que si nous n’avions pas eu la petite Cécile, ma femme serait morte avec sa fille. Sa vie, à partir de ce jour, ne fut qu’un long silence, gros de regrets et de reproches. Tu l’as vu du reste… Mais il fallait élever cette enfant, l’élever à la maison en lui laissant ignorer le malheur de sa naissance. Terrible tâche que nous nous étions donnée là! Nous étions, il est vrai, à jamais débarrassés du père, mort quelques mois après sa condamnation. Malheureusement, deux ou trois personnes dans le pays savaient toute l’histoire. Il s’agissait de préserver Cécile d’un bavardage, et surtout d’une de ces cruautés naïves dont les enfants ont le secret, qu’ils débitent la bouche souriante et les yeux clairs, innocents délateurs de tout ce qu’ils entendent. Tu sais comme la petite était solitaire avant de le connaître. Grâce à cette précaution, elle ignore encore maintenant dans quelle effroyable tempête elle est née. On lui a dit seulement qu’elle était orpheline, et, pour lui expliquer ce nom de Rivals qu’elle porte, que sa mère s’était mariée dans la famille.

C’est égal, n’est-ce pas une preuve qu’il y a bien des braves gens en ce monde, que cette entente tacite de tout un petit pays si bavard d’habitude et si cancannier? Parmi ceux qui savaient notre malheur; il ne s’est trouvé personne pour faire devant Cécile la moindre allusion désolante, pour prononcer même un mot qui eût pu lui donner l’éveil sur le drame qui s’est joué autour de son berceau. Cela n’empêchait pas la pauvre grand’mère d’être dans des transes continuelles. Elle avait peur surtout des questions de l’enfant, et je les craignais comme elle; mais j’avais des préoccupations autrement cruelles et profondes. Ces mystères de l’hérédité sont si terribles! Qui sait si la fille de ma fille n’avait pas apporté avec elle en naissant quelque instinct effroyable, cette succession du vice qu’à défaut d’autre fortune ces misérables lèguent parfois à leurs enfants. Oui, je peux te dire cela à toi, Jack, qui connais ce miracle de grâce et de pureté, j’avais peur à tout moment de voir apparaître le père dans ces traits divins, de retrouver dans cette voix candide l’héritage paternel perverti encore par toutes les ressources coquettes de la femme. Mais quelle joie aussi, quelle fierté de voir se perfectionner dans l’enfant une image exquise, affinée, de sa mère, quelque chose comme un de ces portraits qu’on refait de mémoire, en y ajoutant le charme, l’intensité d’un regret! Je reconnaissais ce sourire bon et railleur, ces yeux tendres mais fiers, plus fiers encore que ceux de Madeleine, cette bouche bienveillante et sévère qui saurait si bien dire «non,» et toutes les rectitudes de la grand’mère, sa vaillance, sa ferme volonté.

Cependant l’avenir m’effrayait. Ma petite-fille ne pourrait pas toujours ignorer son malheur et le nôtre. Il y a des circonstances où les registres des mairies s’ouvrent tout grands, et sur celui d’Étiolles elle est inscrite avec cette triste mention: «Père inconnu.» Pour nous, le mariage de Cécile, c’était le moment redoutable. Qu’arriverait-il si elle s’éprenait d’un homme qui, en connaissant la vérité, se retirerait pour ne pas épouser une enfant naturelle, la fille d’un faussaire?

– Elle n’aimera que nous. Elle ne se mariera pas, disait la grand’mère… Était-ce possible? Et quand nous ne serions plus là? Quelle tristesse et quel danger, avec une beauté pareille, de rester dans la vie sans protecteur! Et pourtant comment faire? On ne pouvait associer à cette destinée exceptionnelle qu’une destinée exceptionnelle aussi. Où la trouver? Ce n’était pas dans un village où chaque famille s’étale au grand air, au grand jour, en espalier, où chacun se connaît, s’épie et se juge… À Paris, nous ne connaissions personne; et puis, Paris, c’est le gouffre… C’est alors que ta mère vint s’installer dans le pays. On la croyait mariée avec ce d’Argenton; mais lorsque je commençai à les voir, la femme d’Archambauld m’avertit très secrètement de l’irrégularité du ménage. Ce fut pour moi une lumière. Je me dis, en te voyant: «Voilà le mari de Cécile.» Dès ce moment, je te considérai comme mon petit-fils, je commençai à t’élever, à t’instruire…

Oh! lorsqu’après la leçon je vous voyais dans un coin de la pharmacie, si heureux, si unis, toi plus fort et plus grand qu’elle, elle, déjà plus raisonnable que toi, j’étais pris d’une émotion, d’une pitié tendre, devant l’amitié naissante qui vous attirait l’un vers l’autre. Et plus Cécile t’ouvrait sa petite âme naïve, plus ton intelligence se développait, allait, avide d’apprendre, aux belles et grandes choses, plus j’étais fier et content de mon idée. J’avais tout préparé dans mon esprit. Je vous voyais à vingt ans venant me dire:

– Grand-père, nous nous aimons.

Et moi je répondais:

– Je crois bien qu’il faut vous aimer, et vous aimer bien fort, pauvres petits réprouvés que vous êtes… car dans la vie vous serez tout l’un pour l’autre.

Voilà pourquoi tu m’as vu si terriblement en colère, quand cet homme a voulu faire de toi un ouvrier. Il me semblait que c’était mon enfant, le mari de ma petite Cécile, qu’on m’enlevait. Tout mon plan merveilleux s’écroulait, jeté de la même hauteur d’où l’on te précipitait dans l’action. Que je les ai maudits, tous ces fous, avec leurs visées humanitaires! Pourtant, je gardais encore un espoir. Je me disais: «Les rudes épreuves du commencement font souvent des hommes bien trempés. Si Jack prend le dessus de sa tristesse, s’il lit beaucoup, s’il garde sa tête dans l’idéal pendant que ses bras s’agiteront, il restera digne de la femme que je lui destine.» Les lettres que nous recevions de toi, si tendres, si élevées, m’entretenaient dans ces pensées. Nous les lisions ensemble, Cécile et moi, et l’on parlait de toi tous les jours.

Tout à coup, la nouvelle de ce vol. Ah! mon ami, je fus épouvanté. Combien j’en voulais à la faiblesse de ta mère, à la tyrannie de ce monstre, qui t’avaient perdu en te jetant sur une mauvaise route. Je respectai cependant la sympathie, la tendresse qu’il y avait pour toi dans le cœur de mon enfant. Je n’eus pas le courage de la détromper, attendant chez elle un âge plus avancé, une raison plus solide, pour qu’elle supportât mieux sa première déception… D’ailleurs, je savais bien, par l’exemple de sa mère, qu’il est des terrains si vivaces que tout ce qu’on y jette s’y enracine, s’y fortifie encore des résistances. Je sentais que tu étais enraciné dans ce petit cœur-là, et je comptais sur le temps, sur l’oubli, pour t’en arracher. Eh bien! non, rien n’y a fait. Je m’en suis aperçu le jour où, après t’avoir rencontré chez le garde, j’ai annoncé à Cécile ta visite pour le lendemain. Si tu avais vu ses yeux briller, et comme elle a travaillé toute la journée. Chez elle, c’est un signe: les grandes émotions se marquent par plus d’activité, comme si son cœur, battant à coups trop précipités, avait besoin de se régulariser au mouvement de son aiguille ou de sa plume.