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Cette grande joie apaisée, madame Weber s’assit à la table, prit une tasse de café dans quelque chose qui pouvait bien être un ancien pot à moutarde; puis on lui présenta Jack comme le futur camarade. Je dois dire qu’elle accueillit d’abord cette idée avec une certaine réserve; mais quand elle eut bien examiné le postulant à cette distinction suprême, quand elle eut appris que Jack et Bélisaire se connaissaient depuis dix ans, et qu’elle avait en face d’elle le héros de la fameuse histoire du jambon, qu’on lui avait racontée tant de fois, sa figure perdit son expression de méfiance, elle tendit la main à Jack.

– Allons! je vois que cette fois Bélisaire ne s’est pas trompé… C’est que vous le connaissez, vous savez quelle bête à bon Dieu ça fait. Il m’a déjà amené une demi-douzaine de camarades dont le meilleur ne valait pas la corde pour le pendre. À force d’être bon, il en devient innocent. Si je vous racontais ce qu’ils lui ont fait souffrir dans sa famille! C’était la victime, la bête de somme; il nourrissait tout le monde et n’avait en retour que des avanies.

– Oh! madame Weber!… dit le brave camelot, qui n’aimait pas à entendre mal parler des siens.

– Eh bien! quoi, madame Weber?… Il faut bien que j’explique au camarade pourquoi je vous ai séparé de toute cette race-là; sans quoi j’aurais l’air d’avoir agi par intérêt, comme tant de femmes. Voyons! est-ce que vous n’êtes pas plus heureux maintenant que vous vivez à part et que votre travail vous profite un peu?…

Elle continua en s’adressant à Jack:

– J’ai beau faire, on l’exploite encore, allez! On lui envoie les plus petits, car ils sont là dedans une ribambelle d’enfants tout frisés, qui ont déjà les doigts crochus comme ce vieux juif de papa Bélisaire. Ils viennent ici quand je n’y suis pas, et ils trouvent toujours moyen d’emporter quelque chose. Je vous dis tout cela, Jack, pour que vous m’aidiez à le défendre contre les autres et contre lui-même, ce scélérat de trop bon cœur.

– Vous pouvez compter sur moi, madame Weber.

Alors on s’occupa d’installer le camarade. Il fut convenu que jusqu’au moment du mariage, il vivrait avec Bélisaire, coucherait dans la première pièce sur un lit de sangle. Les repas se feraient en commun, et Jack payerait sa part de logement et de nourriture tous les samedis. Après la noce, on verrait à s’installer plus grandement, et aussi un peu plus près de chez Eyssendeck.

Pendant que ces graves questions se discutaient, madame Weber, son enfant endormi sur le bras, préparait le lit du camarade, enlevait le couvert, rinçait la vaisselle, Bélisaire se mettait à coudre ses chapeaux, et Jack, sans perdre une minute, empilait les livres du docteur Rivals dans un coin du buffet en bois blanc, comme pour bien prendre possession de ce logis de travailleurs et se mettre à l’unisson des braves gens qui l’entouraient.

Quelques jours auparavant, quand il était encore à Étiolles, on l’eût bien étonné en lui disant qu’il recommencerait avec ardeur sa vie d’ouvrier sans en sentir l’humiliation ni la fatigue, qu’il rentrerait dans son enfer le cœur joyeux. Ce fut pourtant ce qui arriva. Oui, certainement, c’était l’enfer à traverser une seconde fois, mais Eurydice l’attendait au bout, patiente et drapée dans ses voiles d’épouse; il le savait, et ce but à ses efforts, à ses peines lui rendait le chemin facile.

Son nouvel atelier de la rue Oberkampf lui rappela Indret avec moins de grandeur. Ici, comme la place manquait, on avait superposé dans la même salle trois étages d’établis et de machines. Jack fut placé tout en haut sous un vitrage où tous les bruits de l’atelier, sa buée, sa poussière montaient en se confondant. Quand il s’appuyait à la rampe bordant une espèce de galerie où il travaillait, il apercevait un terrible outillage humain toujours en mouvement, les forgerons à leurs feux, les mécaniciens à leurs pièces, et en bas, vêtues de blouses qui leur donnaient l’aspect de jeunes apprentis, un certain nombre d’ouvrières occupées à des travaux de détail.

La chaleur était suffocante, d’autant plus qu’on ne sentait pas comme à Indret l’espace et le vent de mer autour des halles surchauffées, mais qu’on savait au contraire l’immense bâtiment resserré entre d’autres fabriques, aligné sur la rue, fenêtre à fenêtre, avec d’autres métiers fatigants. N’importe! désormais Jack était assez aguerri à la peine pour tout supporter; il se sentait élevé au-dessus des difficultés et des chagrins de sa condition, autant qu’à l’atelier il dominait la foule des travailleurs dont l’effort arrivait à ses oreilles dans une sonorité de cathédrale. Il se considérait là comme de passage, faisant sa besogne en conscience, mais la pensée toujours ailleurs.

Les autres compagnons s’en apercevaient bien. Ils le voyaient vivant à part d’eux, indifférent à leurs querelles ou à leurs rivalités. Les conspirations contre le singe ou le contre-coup, les batailles à la sortie, les nouveaux venus payant leur «quand est-ce [6],» les stations dans les assommoirs, les consolations, les mines à poivre, Jack ne se mêlait à rien, ne partageait avec les autres ni leurs plaisirs, ni leurs haines. Il n’entendait pas les plaintes sourdes, les grondements de révolte de ce grand faubourg, perdu comme un Ghetto dans la ville somptueuse, et faisant reluire de ses haillons tout le luxe qui l’environne. Il n’entendait pas les théories socialistes que la misère souffle à ces malheureux trop dépossédés et vivant trop près de ceux qui possèdent pour ne pas désirer un bouleversement général qui change tout à coup leur destinée infime. L’histoire et la politique professées sur le zinc du comptoir par la Balafre, le grand Louis, ou François la Bouteille, le laissaient également froid, histoire mêlée de livraisons à un sou, des drames ou des romans de Dumas, et dont tous les héros sortent de l’Ambigu. Je ne dirai pas que ses camarades eussent de l’amitié pour lui, mais on le respectait. Aux premières plaisanteries un peu trop fortes, il avait répondu par un regard si clair, un regard de blond, aigu et déterminé qui fit taire les railleurs; puis, on savait qu’il arrivait des chambres de chauffe, dont les batailles à coups de ringard sont célèbres chez les mécaniciens.

Aux yeux des hommes, cela suffisait pour le rendre presque sympathique; aux yeux des femmes, il possédait un autre prestige, cette lumière où marchent ceux qui aiment et qui sont aimés. Avec sa longue taille élégante, redressée maintenant par l’élan d’une volonté, sa tenue soignée, il faisait aux ouvrières, qui toutes avaient lu Les Mystères de Paris, l’effet d’un prince Rodolphe à la recherche d’une Fleur-de-Marie. Mais les pauvres filles perdaient les sourires fanés qu’elles lui jetaient, lorsqu’il traversait leur coin d’atelier plein de bavardages, toujours animé de quelque drame, presque toutes ayant un amant dans la fabrique, et ces liaisons amenant des jalousies, des ruptures, des scènes perpétuelles. À l’heure du déjeuner, quand sur le bord de l’établi elles prenaient leur maigre repas, les discussions s’allumaient entre ces créatures qui ne renonçaient pas à être des femmes, se coiffaient pour l’atelier comme pour le bal, et, en dépit des limailles de fer, des éclaboussures du travail, gardaient dans leurs cheveux un ruban, une épingle brillante, un reste de coquetterie.