En sortant de l’usine, Jack s’en allait toujours seul. Il avait hâte d’arriver dans son logement, de quitter sa blouse d’atelier et de changer d’occupation. Entouré de ses livres, petits livres scolaires aux marges desquels son enfance avait laissé bien des souvenirs, il commençait le labeur du soir et s’étonnait chaque fois des facilités qui lui venaient, de ce que le moindre mot classique ressuscitait en lui d’anciennes leçons apprises. Il était plus savant qu’il ne croyait. Parfois, cependant, des difficultés inattendues surgissaient entre les lignes, et c’était touchant de voir ce grand garçon, dont les mains se déformaient chaque jour aux lourdeurs du balancier, s’énerver à tenir une plume, la brandir, la jeter quelquefois dans un mouvement de colère impuissante. À côté de lui, Bélisaire cousait les visières de ses casquettes ou la paille de ses chapeaux d’été avec un silence religieux, la stupéfaction d’un sauvage assistant à des incantations de magicien. Il suait des efforts que faisait Jack, tirait la langue, s’impatientait, et quand le camarade était venu à bout de quelque passage difficile, lui-même hochait la tête d’un air vainqueur. Le bruit de la grosse aiguille du camelot traversant la paille épaisse, la plume de l’étudiant grinçant sur le papier, ses gros dictionnaires lourdement remués, emplissaient la mansarde d’une atmosphère de travail tranquille et saine, et quand Jack levait les yeux, il apercevait en face de lui, derrière les vitres, des lueurs de lampes laborieuses, des ombres actives prolongeant courageusement leur veillée, l’envers d’une nuit de Paris, tout ce qui rayonne au fond de ses cours pendant que ses boulevards s’allument.
Vers le milieu de la soirée, son enfant couché et endormi, madame Weber, pour économiser le charbon et l’huile, venait travailler auprès de ses amis. Elle raccommodait les effets du petit, ceux de Bélisaire et du camarade. Il avait été convenu que le mariage ne se ferait qu’au printemps, l’hiver étant pour les pauvres plein de surcharges et d’inquiétudes. En attendant, les deux amoureux travaillaient courageusement l’un à côté de l’autre, ce qui est encore une façon de se faire la cour. C’était déjà le ménage à trois qu’ils projetaient; mais il paraît que, pour Bélisaire, il y manquait encore quelque chose, car assis à côté de la porteuse de pain, il avait des attitudes mélancoliques, des soupirs sourds et rauques, comme les naturalistes ont remarqué que les grandes tortues d’Afrique en poussent sous leur lourde carapace pendant la saison des amours. De temps en temps, il essayait bien de prendre la main de madame Weber, de la garder un peu dans les siennes, mais elle trouvait que l’ouvrage en était retardé, et ils se contentaient de tirer leurs deux aiguilles en mesure, se parlant tout bas entre eux avec ce sifflement des grosses voix qui veulent se contenir.
Jack ne se retournait pas de peur de les gêner, et, tout en écrivant, il pensait: «Qu’ils sont heureux!»
Lui n’était heureux que le dimanche, le jour d’Étiolles.
Jamais petite-maîtresse n’eut autant de soin d’elle que Jack n’en prenait lui-même le matin de ce grand jour, à la lueur de la lampe allumée dès cinq heures. Madame Weber lui préparait d’avance du linge blanc, son vêtement de monsieur bien étalé au dos d’une chaise. Et en avant le citron, la pierre ponce, pour effacer les stigmates du travail! Il voulait que rien en lui ne rappelât le mercenaire qu’il était toute la semaine. C’est pour le coup que les ouvrières de chez Eyssendeck l’auraient pris pour le prince Rodolphe, si elles l’avaient vu partir là-bas.
Journée délicieuse, sans heures, sans minutes, d’une félicité ininterrompue! Toute la maison l’attendait, lui faisait accueil, le bon feu allumé dans la salle, les bouquets de verdure sur la cheminée, et la gaieté du docteur, et l’émotion de Cécile à qui la seule présence de son ami mettait sur tout le visage la rougeur d’un baiser épandu. Comme autrefois, quand ils étaient enfants, il prenait sa leçon devant elle, et le regard intelligent de la jeune fille l’encourageait, l’aidait à comprendre. M. Rivals corrigeait les devoirs de la semaine, les expliquait, en donnait d’autres, et le maître était en cela aussi courageux que l’élève, cet après-midi du dimanche, qu’à moins de visites imprévues le vieux médecin se gardait libre d’ordinaire, se trouvant presque exclusivement consacré à reprendre les livres de sa jeunesse pour les marquer, les annoter à l’usage d’un commençant. La leçon finie, quand le temps le permettait, on allait faire un tour dans la forêt, dépouillée, rouillée par les gelées, frissonnante et craquante, où couraient les lapins traqués et les chevreuils au découvert.
C’était là le meilleur moment du jour.
Le bon docteur, ralentissant le pas exprès, laissait passer devant lui les jeunes gens, au bras l’un de l’autre, alertes et vifs, tourmentés de confidences, que sa bonhomie naïve gênait un peu. Il les eût mis trop vite à l’aise, et ils en étaient encore à ces heureuses minutes où l’amour est fait bien plus de divinations que de paroles. Pourtant ils se racontaient la semaine écoulée, mais avec de longs silences qui étaient comme la musique, l’accompagnement discret et passionné de cet opéra à deux voix.
Pour entrer dans cette partie de la forêt qu’on appelle le grand Sénard, on passait devant le chalet des Aulnettes, où le docteur Hirsch continuait à venir faire de temps en temps des expériences sur la thérapeutique des parfums. On eût dit qu’on brûlait là tous les baumes de la forêt et des champs, tellement la fumée montant du toit était épaisse et vous saisissait à la gorge par son âcreté aromatique.
– Ah! ah!… L’empoisonneur est arrivé, disait M. Rivals aux enfants… La sentez-vous, sa cuisine du diable?
Cécile voulait le faire taire:
– Prends garde, grand-père, il pourrait t’entendre.
– Eh! qu’il m’entende!… Est-ce que tu crois que j’ai peur de lui?… Pas de danger qu’il bouge, va! Depuis le jour où il voulait m’empêcher d’arriver jusqu’à notre ami Jack, il sait que le vieux Rivals a le poignet encore solide.
Mais il avait beau dire, les enfants parlaient plus bas, marchaient plus vite en passant devant «Parva domus.» Ils sentaient qu’il n’y avait rien de bon pour eux là dedans et semblaient deviner le regard venimeux que leur lançaient les lunettes du docteur Hirsch embusqué derrière ses persiennes closes. En somme, qu’avaient-ils à craindre de l’espionnage de ce fantoche? Tout n’était-il pas fini entre d’Argenton et le fils de Charlotte? Depuis trois mois ils ne se voyaient plus, vivaient séparés par une constante pensée de haine qui les éloignait chaque jour davantage, comme deux rivages que le flot creuse en allant sans cesse de l’un à l’autre. Jack aimait trop sa mère pour lui en vouloir d’avoir un amant; mais, depuis que son amour pour Cécile lui avait appris la dignité, il haïssait l’amant de sa mère, le faisait responsable de la faute de cette femme faible, rivée à sa chaîne par la violence, la tyrannie, tout ce qui éloigne les âmes fières et indépendantes. Charlotte, qui craignait les scènes, les explications, avait renoncé à réconcilier ces deux hommes. Elle ne parlait plus à d’Argenton de son fils; seulement, en cachette, elle donnait à celui-ci des rendez-vous.
Deux ou trois fois même, elle était venue en fiacre et voilée à l’atelier de la rue Oberkampf, demander Jack, que ses compagnons purent voir à la portière, causant avec une femme encore jeune, d’une élégance un peu voyante. Le bruit se répandit qu’il avait une maîtresse crânement «gironde.» On le complimenta, on crut voir là une de ces liaisons étranges, mais assez fréquentes, par lesquelles certaines rouleuses, sorties du faubourg, une fois riches et lancées, reviennent au ruisseau natal. C’est une rencontre dans un bal de barrière, où madame est allée par chic, ou bien sur ce chemin de courses qui traverse les quartiers pauvres. Ces ouvriers-là sont mieux mis que les autres; ils ont l’air faraud, le regard dédaigneux et distrait des hommes que les reines ont choisis.