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– À droite! dit Bélisaire, en train de faire le café.

La clef tourne à gauche.

– À droite, donc!

La clef tourne de plus en plus à gauche. Le camelot, impatienté, va ouvrir, sa cafetière à la main, et Charlotte se précipite dans la chambre. Bélisaire, stupéfait de cette invasion de volants, de plumes, de dentelles, fait de grandes révérences, sautille sur ses jambes cagneuses, frotte le carreau avec enthousiasme, pendant que la mère de Jack, qui ne reconnaît pas l’être hirsute et mal peigné qu’elle a devant elle, s’excuse et recule vers la porte:

– Pardon, monsieur!… je me trompais.

Au son de cette voix, Jack a levé la tête, et s’élance:

– Mais non, maman… tu ne te trompes pas.

– Ah! mon Jack, mon Jack!

Elle se jette à son cou, se réfugie entre ses bras.

– Sauve-moi, Jack, défends-moi… Cet homme, ce misérable à qui j’ai tout donné, tout sacrifié, ma vie, celle de mon enfant! il m’a battue, oui, il vient de me battre… Ce matin, quand il est rentré, après deux nuits passées dehors, j’ai voulu lui faire quelques observations. C’était mon droit, je pense… Alors le misérable s’est mis dans une colère affreuse, et il a levé la main sur moi, sur moi, sur m…

La fin de sa phrase se perd dans une explosion de larmes, de sanglots effrayants. Dès les premiers mots de la malheureuse femme, Bélisaire s’est retiré discrètement, en refermant la porte sur cette scène de famille. Jack, debout devant sa mère, la regarde, plein de terreur et de pitié. Comme elle est changée, comme elle est pâle! Dans la jeunesse du jour et le soleil levant dont la petite chambre est inondée, les marques du temps paraissent plus creuses sur son visage, et des cheveux blancs, qu’elle n’a pas pris la peine de cacher, brillent sur ses tempes éclaircies. Sans songer à essuyer ses larmes, elle parle avec volubilité, raconte tous ses griefs contre l’homme qu’elle vient de quitter, sans ordre, au hasard, car il y en a tant qui se pressent sur ses lèvres et la font bégayer:

– Oh! que j’ai souffert, mon Jack, depuis dix ans! Comme il m’a blessée, déchirée!… C’est un monstre, je te dis… Il passe sa vie au café, dans des brasseries où il y a des femmes. C’est là qu’ils font leur journal maintenant. Aussi, il est bien fait!… Le dernier numéro était d’un creux!… Tu sais! quand il est venu à Indret pour apporter l’argent, j’étais là, moi aussi, dans le village en face, et j’avais bien envie de te voir, va! Mais monsieur n’a pas voulu. Faut-il être méchant, dis! Il te déteste tant, il t’en veut tellement de te passer de lui! C’est cela surtout qu’il ne te pardonne pas. Et pourtant il nous l’a assez reproché le pain que tu mangeais chez lui. Il est si rat!… Veux-tu que je te dise encore une chose qu’il t’a faite? Jamais je n’aurais voulu t’en parler. Mais aujourd’hui, tout déborde. Eh bien! j’avais dix mille francs pour toi que «Bon ami» m’avait donnés au moment de cette affaire d’Indret. Il les a mis dans sa Revue, oui, mon cher, dans sa Revue!… Oh! je sais bien qu’il pensait leur faire rapporter de gros intérêts, mais les dix mille francs ont été engloutis avec tant d’autres; et quand je lui ai demandé s’il ne t’en tiendrait pas compte, car enfin, dans ta position, cet argent-là aurait pu te rendre bien service, sais-tu ce qu’il a fait? Il a dressé une longue liste de tout ce qu’il a dépensé pour toi dans le temps, pour ton entretien, ta nourriture à Étiolles, chez Roudic. Il y en a pour quinze mille francs. Mais, comme il dit, il n’exige pas d’autre restitution. C’est généreux, hein!… Pourtant j’avais tout supporté, ses injustices, ses méchancetés, les fureurs qui le prenaient à cause de toi, l’indigne façon dont il parlait avec ses amis de cette affaire d’Indret, comme si ton innocence n’avait pas été reconnue, proclamée, oui, même cela je le souffrais, parce qu’enfin tout ce qu’ils pouvaient dire ne m’empêchait pas de t’aimer, de penser à toi cent fois dans le jour. Mais me laisser deux nuits de suite dans tous les tourments de l’attente, de la jalousie, me préférer je ne sais quelle fille de théâtre, quelle femme perdue du faubourg Saint-Germain (il paraît qu’elles sont comme des enragées après lui, toutes ces comtesses), accueillir mes reproches avec des airs dédaigneux, des haussements d’épaules, et dans un accès de colère oser me frapper, moi, moi, Ida de Barancy! C’était trop pour ma fierté, pour mon amour-propre. Je me suis habillée, j’ai mis mon chapeau. Puis je me suis plantée en face de lui, et je lui ai dit ceci: «Regardez-moi bien, monsieur d’Argenton, c’est la dernière fois de votre vie que vous me verrez. Je vous quitte. Je vais avec mon enfant. Je vous souhaite de trouver une autre Charlotte; moi, j’en ai assez.» Alors je suis partie, et me voilà.

Jack l’avait écoutée jusqu’au bout sans l’interrompre, pâlissant seulement à chaque révélation d’infamie, et si honteux pour elle de tout ce qu’elle racontait, qu’il n’osait pas la regarder. Quand elle eut fini, il lui prit la main, et avec beaucoup de douceur, de tendresse, beaucoup de gravité aussi:

– Je te remercie d’être venue, ma mère… Une seule chose manquait à mon bonheur, à la dignité de ma vie, c’était toi. À présent te voilà, je te tiens, je te possède, c’est tout ce que je pouvais désirer. Seulement, prends garde, je ne te laisserai plus partir.

– Partir, moi! retourner près de cet homme!… Non, mon Jack! Avec toi, toujours avec toi, rien que nous deux… Tu sais ce que je t’avais dit qu’un jour viendrait où j’aurais besoin de toi. Il est arrivé, ce jour là, et je te le jure.

Sous les caresses de son fils, son émoi se dissipait peu à peu, s’éloignait en de grands soupirs, comme en ont les enfants qui ont beaucoup pleuré: «Tu vas voir, mon Jack, quelle belle vie nous allons mener. C’est que je te dois tout un arriéré de soins et de tendresses. Je vais m’acquitter, n’aie pas peur. Te dire comme je me sens libre, comme je respire! Tiens! ta chambre est bien étroite, bien nue, bien affreuse, un vrai chenil. Eh bien! depuis que je suis là, il me semble que je suis entrée dans un paradis.»

Cette appréciation un peu légère de son logement, que Bélisaire et lui trouvaient magnifique, donna à Jack certaines inquiétudes pour l’avenir; mais il n’avait pas le temps de s’y arrêter. Il lui restait à peine une demi-heure avant d’aller à l’atelier, et il fallait décider, installer tant de choses qu’il ne savait par où commencer. Il alla d’abord consulter le camelot qui continuait à arpenter patiemment le corridor et qui l’eût arpenté jusqu’au soir sans frapper une seule fois pour voir si l’explication était finie.

– Voici ce qui m’arrive, Bélisaire. Ma mère vient vivre avec moi. Comment allons-nous nous arranger?

Bélisaire tressaillit à cette pensée qui lui vint tout de suite: «Il ne pourra plus être le camarade. Voilà le mariage encore renvoyé.» Mais il ne laissa rien voir de son désappointement et ne songea qu’à tirer son ami d’embarras. Il fut convenu que leur logement étant ce qu’il y avait de mieux sur le palier, Jack l’occuperait avec sa mère, que le camelot mettrait ses casquettes et ses chapeaux chez madame Weber et chercherait pour lui un cabinet dans la maison.

– Ce n’est rien du tout, rien du tout… disait le pauvre garçon en essayant de prendre un air dégagé. Ils rentrèrent. Jack présenta à sa mère son ami Bélisaire qui, maintenant, se rappelait très bien la belle dame des Aulnettes; et, pour cette journée d’installation, le camelot se mit au service d’Ida de Barancy, car il n’était plus question de Charlotte. Il s’agissait de louer un lit, deux chaises, une toilette. Jack prit dans un tiroir où il mettait ses économies trois ou quatre louis qu’il donna à sa mère.